L’an prochain nous commémorerons le trentième anniversaire de la chute du mur de Berlin, celle-là même qui entérinait la fin de la guerre froide et couronnait la puissance d’une Europe réunifiée, la victoire du capitalisme, l’hégémonie de l’Occident, la disparition de la lutte des classes et « la fin de l’Histoire ». Pourtant, 30 ans plus tard, il ne reste rien du Nouvel Ordre Mondial tant commenté alors, et de l’environnement déboussolé au commerce désarticulé, du multilatéralisme en miettes à l’Europe en déliquescence, des populismes triomphants aux dictateurs sanctuarisés, des richesses globalisées aux migrants incarcérés, le monde bascule inexorablement dans une crise qui fait trembler ses fondations et se fissurer ses certitudes.
Cette crise c’est d’abord celle d’un modèle basé sur une croissance infinie dans un monde qui ne l’est pas et sur la bête accumulation des biens, des richesses et des ressources aux dépens de leur circulation et de leur renouvellement. Mais voilà, ça ne marche plus, et même, ça ne marche pas. Tous nos modèles, écologiques, économiques, commerciaux, politiques, sociaux ne fonctionnent que lorsque la fluidité permet de réguler la surexploitation, les stockages et finalement les blocages qui en découlent.
Cette crise c’est aussi celle de la fin d’un modèle structuré et organisé verticalement, dans lequel la « vérité » descendait, pour servir l’ordre social, l’ordre politique et l’ordre économique. En fait, les yeux fixés sur la chute du mur et l’avènement de la « Pax Americana », nous avons oublié que les événements qui transforment durablement le monde passent toujours inaperçus aux yeux de leurs contemporains et que loin de Berlin, c’est d’abord dans l’Ouest américain, près de San Francisco, que le monde de demain allait se dessiner.
30 ans plus tard, une révolution identique à celle de l’imprimerie ou de l’industrie a métamorphosé le monde et nos modèles de société. Cette révolution porte en elle une transformation profonde de la connaissance. Aujourd’hui l’information est partout, elle se diffuse horizontalement, à une vitesse qui défie les lois anciennes de la communication et qui érige la viralité en témoin de véracité, permettant au vraisemblable de se faire passer pour véridique. « La démocratie des crédules » comme l’appelle Bronner et l’explosion du marché cognitif, loin d’être des phénomènes passagers, participent à la destruction des valeurs centrales de cohésion sur lesquelles sont fondés nos contrats sociaux.
C’est là, pour paraphraser Gramsci, dans l’interstice qui sépare ces deux mondes, « dans ce clair obscur », que se trame l’Histoire tragique des peuples. Ainsi, loin des affrontements et des guerres de positions des nouveaux empereurs globaux, au cœur du Nouveau Désordre Mondial, quelque chose de plus insidieux s’est emparé de nos sociétés, un grognement, sourd et désormais presque constant, des regards qui se froncent, des bouches qui se crispent, des colères qui s’ancrent, sourdes, silencieuses mais terriblement fertiles. Ces colères se fondent sur un sentiment ancien, que la société de consommation avait peu à peu enfoui et dont on pensait que la « mondialisation heureuse » balaierait les derniers vestiges, le sentiment d’injustice. Ce sentiment assis sur la certitude que « c’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches » comme l’écrit Victor Hugo, s’est transposé du champs de « la lutte des classes » pour se refonder sur l’insupportable décalage né du favoritisme qui a engendré « la lutte des castes » ; celle des puissants, riches ou pas, pour qui les possibilités que l’on appelle passe-droits sont légion, pendant que le peuple, croulant sous les interdits, les devoirs et les règles, paie une énième amende pour stationnement gênant ou pour 3 km/h retenus de dépassement.
Ces colères ont pris des formes diverses et variées selon les pays où elles ont opéré leur transfiguration, que ce soit aux États-Unis, en Italie ou en Angleterre… Mais si les formes sont très différentes, le message envoyé est le même, celui de la remise en cause du modèle dominant et de son cortège d’injustices plus ou moins graves, plus ou moins réelles mais finalement insupportables.
Pourtant, en France, le Président de la République l’a dit « Je ne sens pas de colère dans le pays ». Nous pourrions nous en réjouir, c’est vrai, mais derrière cette absence d’expression de colère, grandit peut-être le péril le plus grand : l’accentuation d’un décalage abyssal entre les centres politiques, économiques, culturels et leur périphérie ; un vide dans lequel les mauvais signaux et les bonnes intentions ne se rencontrent jamais et finissent par se perdre.
Par ailleurs, si la colère ne s’exprime pas, c’est qu’elle n’en a ni le temps, ni le lieu. Une majorité de Français vit aujourd’hui dans un tunnel qui laisse peu ou pas de place à l’observation du monde d’en haut et de l’action politique. Il faut se dépêcher de travailler, de s’occuper des enfants, des parents, des grands-parents, de ne pas perdre son travail, d’en trouver un, parfois d’en trouver un deuxième, voire un troisième, de répondre aux administrations, d’aller plus vite sans dépasser le 80, de manger sain mais de ne pas dépenser trop… de vivre, souvent isolé, souvent précaire, souvent en jonglant entre le pouvoir d’achat, le vouloir d’achat et le découvert bancaire.
Beaucoup de Français se moquent des réformes tant qu’ils n’en mesurent pas les effets tangibles sur leur vie. Or, si le temps long vanté par Emmanuel Macron répond à une réalité, celle d’un monde hypercomplexe où l’essentiel bouge lentement, il s’agit cependant d’un argument intellectuel, d’intellectuel, pour des intellectuels, mais qui ne survit pas à la réalité de vies prises dans l’étau d’un modèle qui contraint les esprits, les corps et finalement les existences.
S’il est vrai que le travail peut émanciper, s’il est vrai que l’action peut libérer, il n’en demeure pas moins que tous deux peuvent enfermer, peuvent étouffer, peuvent tuer à petit feu. S’il est vrai que la colère et la désobéissance peuvent se transformer en force créatrice, elles peuvent également nourrir les pires instincts, les vengeances et les réflexes identitaires et guerriers.
Ainsi, si la crise profonde que nous traversons peut nous amener à fonder une nouvelle période de croissance et de prospérité partagée, elle peut aussi enterrer nos derniers espoirs et ouvrir la porte au pire. La dernière élection présidentielle nous a envoyé un message en forme d’avertissement, en affirmant après 50 ans d’alternance entre la droite et la gauche, qu’il n’y en aurait plus et que la surprise du surgissement macronien était la dernière avant le grand saut populiste… comme Renzi a précédé Salvini et comme Obama a précédé Trump.
Or nous sentons bien, et pas seulement sur les réseaux sociaux, que le clivage qui s’ancre désormais ne s’opère plus entre la droite et la gauche, qui finissaient toujours par se retrouver sur l’essentiel de ce qui fonde notre République, mais entre les gens qui n’ont que des perspectives et ceux qui n’ont que des obstacles, entre les mobiles et les entravés, entre les protégés et les exposés, entre ceux à qui le monde ouvre les bras et ceux à qui il appuie sur la tête, entre ceux qui veulent accueillir la misère du monde et ceux qui se poussent effectivement pour lui faire de la place, entre les citadins qui enfourchent tard leur vélo électrique pour arriver à l’heure et les banlieusards qui s’entassent tôt dans les rames de train ou de RER pour arriver en retard, entre ceux qui achètent du street art pour les murs de leur salon et ceux qui effacent les graffitis sur la porte de leur immeuble, entre ceux qui choisissent leur sort et ceux qu’on tire au sort, entre ceux qui ont le moyens d’être rationnels et ceux qui n’ont plus aucune raison de l’être, entre les têtes froides et ceux que le chanteur d’Astaffort appelle « Les têtes saoules » en esquissant la suite :
« Tête saoule, sous le toit de ferraille, saoule de trop peu de travail ;
Commence à tisser sa cagoule, commence à parler de bataille ;
Et s’entraine à viser les ampoules qui trônent au dessus des portails. »
Les dérèglements sociaux ont ceci de commun avec les dérèglements climatiques que nous vivons, qu’ils ne constituent que les prémices de ce qui nous attend si nous ne tirons pas collectivement et individuellement, les conséquences de nos dysfonctionnements. Cela passe par la définition d’une politique européenne lisible et irrévocablement tournée vers les peuples, par un recentrage de l’État sur ses fonctions régaliennes et par la déconcentration des moyens au profit des acteurs les plus opérationnels car les plus proches des réalités quotidiennes de nos concitoyens, les mairies d’un côté et l’extraordinaire tissu associatif français de l’autre, car ce sont eux et eux seuls qui, libérés de l’attraction du trou noir bureaucratique, seront en capacité de délivrer des solutions efficaces et lisibles par tous et partout.
C’est ainsi, dans ce monde qui se dessine, que la République tiendra sa plus belle promesse, celle du partage, non seulement des ressources, mais avant tout des possibilités, en aidant à bâtir les ponts, les passerelles, les voies qui permettront à tous de pouvoir avancer et à chacun de sentir qu’il compte, à chacun de s’inscrire dans la courbe du progrès, à chacun de voir qu’il ne restera pas bloqué du mauvais côté de la rive mais qu’il existe pour lui aussi, pour ses enfants, pour ses frères et sœurs, pour les siens, un chemin, de ce monde à l’autre.
Constat très clairvoyant !Mais où allons nous?Que faire?
C’est intelligent, lucide… Comme toujours.
Merci 🙂
Constat pertinent, merci.
Un détail, au paragraphe 5, il me semble que c’est « colères qui s’ancrent », à moins que vous ne fassiez une boutade concernant les imprimeurs 😉
Oui effectivement ! Merci pour la correction ! 😱😄
Dans ce même paragraphe il y a aussi des bouchent au lieu de bouches
Juste, juste ! Amitié
Marc
Un éclairage précieux – que je partage. Merci !
Bonjour
Constat tres lucide et peut etre meme encore trop optimisite car a tout ca s ajoute un monde qui vit a cote de nous fait de guerre de fanatisme et de sous developpement qui rajoute aux dangers qui nous menacent
Finalement, s’agit-il donc d’une crise ou d’une transformation durable ?
Article intéressant.D’accord avec vous jusqu’aux deux derniers paragraphes.
Mais les solutions proposées (décentralisation, associations, initiatives privées, désengagement de l’État…) ont un goût de déjà vu. Si les gens n’ont pas l’assurance d’un droit politique au salaire pour tous, ou si l’on instaure pas un statut du producteur, indépendant du marché du travail, tant pour la production de biens et services que pour la santé, la culture, le lien social…), une véritable démocratie sociale au niveau des entreprise (exit le lien de subordination. ) et la propriété d’usage de nos moyens de production et d’échange et un choix collectif des investissements, impliquant non seulement les salariés mais les citoyens, nous n’y arriveront pas.
C’est bien vrai, ce constat raisonne comme l’article : http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2018/08/17/31003-20180817ARTFIG00252-pourquoi-un-agriculteur-se-suicide-t-il-tous-les-deux-jours-en-france.php
et également à une citation de Voltaire : « On a trouvé une bonne politique, celle de faire mourir de faim, ceux qui en cultivant la terre, font vivre les autres ».
Par l’enseignement,
Epreuves se surmontent,
Réveil libertaire….
S’arrachant de nous,
Lumières des ténèbres,
Réveil sensitif…
Chemin d’on ne sait,
ma main serre la tienne,
Pour marcher mieux….
Meyer-Vacher