La lettre d’Henri

Les commémorations du 75ème anniversaire du débarquement allié sur les côtes normandes a donné lieu à une nouvelle éruption de discours, de photos, de drapeaux, de vétérans, de symboles, d’hymnes, de défilés et de décorations… et c’est très bien, car il n’est jamais vain que la mémoire exulte lorsqu’elle permet de se souvenir que la liberté a un prix et qu’elle se paie immanquablement un jour ou l’autre avec le sang de ceux qui ne se couchent que pour mourir.

Au milieu de ces images et de toutes ces phrases, soudain, empruntant la voix d’Emmanuel Macron, les mots d’un enfant de France se sont élevés depuis Portsmouth et se sont mis à résonner plus que les autres.

Nous sommes le 26 septembre 1943 à Besançon et Henri Fertet, jeune résistant de 16 ans, fait prisonnier par les SS, a quelques minutes pour écrire au crayon sa dernière lettre dans laquelle il doit « simplement » dire au revoir à ses parents et à la vie.

Les mots s’élèvent et retombent sur nous comme des flèches dans nos coeurs, dans nos ventres, dans nos âmes. J’écoute, puis je lis sa lettre, je l’imagine dans sa cellule, la fragilité de sa jeunesse, la force de son engagement, le doute au moment de se dresser sur ses jambes, la certitude de son juste combat, la beauté de sa France, l’amour de sa famille, la probité et la droiture partout, entre chaque mot, derrière chaque ponctuation, et la force presque tranquille de celui qui a vécu 1000 vies alors qu’il n’est qu’un enfant.

Il n’y a rien à comparer, les circonstances exceptionnelles font les êtres exceptionnels et comme aucun autre sérum de vérité, les guerres révèlent les héros comme elles démasquent les lâches. Pourtant, je pense à mes 16 ans, je pense à mes enfants, je pense à ma France et à la sienne, je pense à sa mère lisant cette lettre, je pense à son regard devant le peloton d’exécution et au sang qui bat fort sous sa tempe et je l’entends chanter dans une dernière respiration cette ode à Sambre et Meuse qui parle de lui sans qu’il ne le sache:

« Le Régiment de Sambre et Meuse
Reçut la mort au cri de «Liberté»
Mais son histoire glorieuse
Lui donne droit à l’immortalité. »

Je n’ai rien à dire ni rien à écrire à Henri Fertet car il est bien trop loin pour que mes mots lui parviennent, il est bien trop lumineux pour que notre ombre l’atteigne, il est bien trop tranquille pour que nos murmures l’importunent, mais je voulais laisser une trace, ici et maintenant, de ce que ses mots ont déclenché en moi et dire à mes enfants, à mes neveux et à mes filleuls, lisez cette lettre au matin de vos 16 ans, puis lisez-la encore après, de temps en temps, non pour commémorer, non pour pleurer, non pour vous comparer, lisez-la comme si elle vous était adressée, lisez-la comme le témoignage d’un grand frère, lisez-la pour célébrer avec Henri Fertet ce qu’il intronise par ses mots, la famille, l’amitié, l’honnêteté, le courage, la loyauté, et la tranquillité qui est l’absence de haine, et quand vous l’aurez lue, demandez-vous comment faire résonner ces mots dans vos vies.

Si de temps en temps vous y parvenez, alors c’est qu’Henri Fertet est mort pour la plus belle cause qui soit, celle qui dépasse toutes les autres, qui transcende le temps et les frontières et qui fait que « les enfants sont les mêmes, à Paris ou à Göttingen », c’est à dire la forme la plus aboutie de l’amour qu’il nous laisse en témoignage et en héritage, la Fraternité.

« Chers Parents,

Ma lettre va vous causer une grande peine, mais je vous ai vus si pleins de courage que, je n’en doute pas, vous voudrez encore le garder, ne serait-ce que par amour pour moi. Vous ne pouvez savoir ce que moralement j’ai souffert dans ma cellule, ce que j’ai souffert de ne plus vous voir, de ne plus sentir peser sur moi votre tendre sollicitude que de loin. Pendant ces 87 jours de cellule, votre amour m’a manqué plus que vos colis, et souvent je vous ai demandé de me pardonner le mal que je vous ai fait, tout le mal que je vous ai fait. Vous ne pouvez vous douter de ce que je vous aime aujourd’hui car, avant, je vous aimais plutôt par routine, mais maintenant je comprends tout ce que vous avez fait pour moi et je crois être arrivé à l’amour filial véritable, au vrai amour filial. Peut-être après la guerre, un camarade vous parlera-t-il de moi, de cet amour que je lui ai communiqué. J’espère qu’il ne faillira pas à cette mission sacrée.

Remerciez toutes les personnes qui se sont intéressées à moi, et particulièrement nos plus proches parents et amis ; dites-leur ma confiance en la France éternelle. Embrassez très fort mes grands-parents, mes oncles, tantes et cousins, Henriette. Donnez une bonne poignée de main chez M. Duvernet ; dites un petit mot à chacun. Dites à M. le Curé que je pense aussi particulièrement à lui et aux siens. Je remercie Monseigneur du grand honneur qu’il m’a fait, honneur dont, je crois, je me suis montré digne. Je salue aussi en tombant, mes camarades de lycée. À ce propos, Hennemann me doit un paquet de cigarettes, Jacquin mon livre sur les hommes préhistoriques. Rendez « Le Comte de Monte-Cristo » à Émourgeon, 3 chemin Français, derrière la gare. Donnez à Maurice André, de la Maltournée, 40 grammes de tabac que je lui dois. Je lègue ma petite bibliothèque à Pierre, mes livres de classe à mon petit papa, mes collections à ma chère petite maman, mais qu’elle se méfie de la hache préhistorique et du fourreau d’épée gaulois.

Je meurs pour ma Patrie. Je veux une France libre et des Français heureux. Non pas une France orgueilleuse, première nation du monde, mais une France travailleuse, laborieuse et honnête. Que les Français soient heureux, voilà l’essentiel. Dans la vie, il faut savoir cueillir le bonheur.

Pour moi, ne vous faites pas de soucis. Je garde mon courage et ma belle humeur jusqu’au bout, et je chanterai « Sambre et Meuse » parce que c’est toi, ma chère petite maman, qui me l’as apprise.

Avec Pierre, soyez sévères et tendres. Vérifiez son travail et forcez-le à travailler. N’admettez pas de négligence. Il doit se montrer digne de moi. Sur trois petits nègres, il en reste un. Il doit réussir.

Les soldats viennent me chercher. Je hâte le pas. Mon écriture est peut-être tremblée ; mais c’est parce que j’ai un petit crayon. Je n’ai pas peur de la mort ; j’ai la conscience tellement tranquille.

Papa, je t’en supplie, prie. Songe que, si je meurs, c’est pour mon bien. Quelle mort sera plus honorable pour moi que celle-là ? Je meurs volontairement pour ma Patrie. Nous nous retrouverons tous les quatre, bientôt au Ciel. Qu’est-ce que cent ans ? Maman, rappelle-toi : « Et ces vengeurs auront de nouveaux défenseurs qui, après leur mort, auront des successeurs. »

Adieu, la mort m’appelle. Je ne veux ni bandeau, ni être attaché. Je vous embrasse tous. C’est dur quand même de mourir.

Mille baisers. Vive la France.

Un condamné à mort de 16 ans.
Expéditeur : Henri Fertet, au Ciel, près de Dieu.

Excusez les fautes d’orthographe, pas le temps de relire. »

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