La société des hystériques

Au fil des réseaux sociaux, des polémiques, des crises plus ou moins profondes, des affrontements plus ou moins larvés, une évidence se dessine: Ce qui mine nos sociétés c’est la radicalité avec laquelle chacun veut, non plus seulement exprimer, mais imposer ce qu’il est, qu’il s’agisse de religion, de sexualité, de politique, d’alimentation, de tenue vestimentaire, d’origines ou de position sociale.

Partout, tout le temps, en toute circonstance, nous brandissons notre drapeau ou celui de notre communauté, fut-elle groupusculaire, pour exiger notre « droit à » sans plus jamais s’encombrer de notre « devoir de »… à commencer par celui de fraternité sur laquelle repose notre contrat social.

Lentement mais sûrement, derrière l’affirmation de nos égos et de nos égoïsmes, la cohésion vole en éclat et la République recule, recule encore, recule toujours jusqu’à être confinée dans les espaces-temps étriqués de sa représentation la plus symbolique, celle des grandes victoires sportives, des deuils nationaux et de quelques grandes dates de son Histoire. En dehors de ces spasmes parfois extrêmes, les hordes d’individus massacrent méthodiquement, au nom de leur identité, la matrice citoyenne, celle qui devrait transcender les communautés pour les couronner de la seule qui les réconcilie toutes, la communauté nationale, rassemblée sous le regard protecteur de la République.

Mais voilà, il n’existe ni valeurs centrales de cohésion ni paix sociale dans un pays où l’individu prend le pas sur le citoyen, où le vegan attaque le boucher, où le supporter pille le commerçant, où l’hétéro s’en prend au gay, où le manifestant menace le député, où le député boycotte le militant, où le délinquant caillasse le pompier, où le Français de trois générations montre du doigt celui qui n’en compte qu’une, où l’écologiste fauche le champs de l’agriculteur, où l’automobiliste attaque le cycliste, où le cycliste attaque le motard… et inversement bien sûr, personne n’ayant le monopole de la violence, de la bêtise et du rejet.

Dans le même temps, non contente de générer son archipélisation, notre société frénétique a décidé qu’il fallait parler cash, intronisant ce slogan qui a fait le succès des Le Pen puis de tous les populistes qui lui ont succédé en France et dans le monde, selon laquelle il faudrait « dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas ». Ainsi la société du parler cash permanent, des grandes gueules médiatisées et des bonimenteurs youtubés a-t-elle pris le pas sur tout le reste, par la transgression permanente, au nom d’une vérité qui serait enfouie et interdite, finissant d’hystériser chaque sujet, jusqu’à l’absurde, jusqu’à la nausée, jusqu’à l’injure.

Pourtant, s’il nous arrive effectivement de penser tout bas, c’est probablement parce que ce qui se niche là ne mérite ni la lumière, ni le bruit, seulement la pénombre des sous-terrains nauséabonds, ceux qui abritent nos bas instincts, nos réflexes médiocres, nos rancoeurs ressassées et nos croyances imbéciles. Alors dire tout haut, à quoi bon, sauf à vouloir jucher son nom et sa photo sur un tas de fumier. Ceux qui s’enorgueillissent de dire ce que les autres taisent ne sont, bien souvent, que les porte-voix de leur seule renommée au service de leur seule démagogie.

En réalité, derrière ce pari de l’hystérisation, il y a la conjugaison de l’intérêt de ceux qui monétisent la violence pour en tirer des profits, et de ceux qui l’électoralisent pour en tirer le pouvoir. La vie politique américaine nous démontre qu’il ne s’agit pas d’une fiction mais d’un moment réel de l’Histoire politique de notre planète. Enfin, ne nous y trompons pas, au terme de ce processus, il y a immanquablement l’asservissement ou la guerre et rien ne semble pouvoir arrêter ce phénomène puisque la rationalité est forcément fille du complot et que l’espérance est évidemment soeur de la naïveté.

En fait de grandes gueules nous aurions besoin de grands esprits, au lieu de larges épaules il nous faudrait des grands cœurs, plutôt que de grands discours il nous faudrait de grands élans, plutôt que d’instantanéité nous aurions besoin de temps pour penser une ère et une planète en pleine révolution, plutôt que des clash il nous faudrait des controverses, plutôt que de tonitruantes déclarations il nous faudrait des mots précis et posés, en guise d’injonctions à prendre position il nous faudrait des invitations à penser, en guise de certitudes il nous faudrait « l’esprit fécond du doute », plutôt que des polémistes il nous faudrait des pédagogues, plutôt que des pyromanes il nous faudrait des forestiers.

Il en va de nos sociétés comme de nos âmes, où s’affrontent des forces contradictoires, des passions sombres et des inspirations lumineuses, le pire et le meilleur de nous… deux loups, dit la légende, l’un incarnant le mal, la colère, l’envie, la supériorité et l’égo; l’autre le bien, c’est à dire l’espoir, l’humilité, la bienveillance et la compassion.

Invariablement, aujourd’hui comme hier, ici comme ailleurs, le vainqueur est celui que nous nourrissons.

26 réflexions sur “La société des hystériques

  1. Excellent constat, si permanent pourtant, et parvenu collectivement à un point de bifurcation bien identifiable maintenant.

  2. C’est en prenant du recul, en toute chose, que nous pouvons arriver à comprendre cela. L’Histoire retiendra toujours le nom des grands hommes, tandis que leurs opposants voire leur détracteurs finissent aux oubliettes. Je suis tournée vers celles et ceux, qui nous transcendent de leurs grandes idées. Débattre d’idées, et non pas seulement de faits, encore moins du sujet d’un tel ou d’un autre.

    Vous avez un style d’écriture incroyablement beau et inspirant. Merci à vous

    1. Bonne remarque qui vient aussi rappeller que si ce texte est excellent, il ne fautnpas non plus tomber dans le politiquement correct de croire qu’on va signer par ex. un islamiste avec une soi-disant cure de déradicalisation. C’est aussi pourquoi on a besoin de « polémistes » qui sont simplement des gens qui mettent le pb sur la table.

  3. Je partage tellement ce texte que je peux dire qu’à longueur de colonnes je pourfends également ces « vociféraptors » dont la seule aptitude est de hurler au scandale à tout propos… Et plus la cause est infinitésimale, plus le verbe est fort, agressif, péremptoire, définitif. Mais à partir de quelle légitimité ? A partir de quelle vertu exemplaire ? Cette forme de parler cash systématique qui camoufle l’indigence de l’analyse et plus encore des solutions est liberticide.

  4. C’est parce que la République est détruite par l’ambition politique que droits et devoirs perdent du sens et que les ego, exacerbés par une sensation de viol du collectif, se manifestent.
    Ceux à qui la grandeur de la République fut confiée en ont usé les contours au motif qu’ils voulaient se l’approprier.
    Alors oui cette situation crée des ravages et donne libre cours à toutes les fantaisies macabres.

  5. Bien d’accord avec votre constat. J’écris des idées très compatibles sur agoravox : « Le changement d’axe du politique » « peser les identités sur un trébuchet »… et d’autres

  6. Après les 2 guerres mondiales où des millions de personnes sont mortes, ont souffert pour défendre une Nation , sans qu’on leur en laisse le choix, la fin du XXème siècle a été marquée par un désir irrépressible de sanctifier l’individu en tant qu’unique et égal à l’autre. Comme un pendule, allé trop loin, il est peut-être temps au XXIème siècle de minimiser ce culte de l’individualité, par la recherche d’une excellence collective .

  7. Je suis gêné par une systématisation de la mise en cause de l’exercice de la liberté d’expression démocratisée permise par ce qui est appelé « réseaux sociaux ». Si cet article ne dit pas que l’industrie médiatique traditionnelle (verticale et descendante) est innocente, il me semble qu’il est important de commencer par une analyse structurelle de notre rapport à l’exercice de la liberté d’expression.

    Nous avons quasiment tous reçu une éducation adaptée à un monde dans lequel la rareté de l’expression publique était la norme. Non seulement les moyens matériels de communication étaient chers et lourds, mais en plus la communication horizontale et la collaboration étaient principalement prohibés à l’école (sans compter une absence quasi totale d’apprentissage de l’exercice de l’oralité). Malgré des changements très importants en la matière depuis notre jeunesse, je ne suis pas certain que les enfants d’aujourd’hui aient vraiment plus l’occasion que nous d’acquérir des compétences supérieures aux nôtres. Concrètement le modèle de débats et d’échanges publics diffusé à tous passe par la télévision, et que remarquons-nous ? Il semblerait que les usages sur les réseaux sociaux soient très proches de ce que l’on peut y voir. J’ajoute que les élites les plus actives pour dénoncer les usages sur le web se font régulièrement pincés pour avoir des comportements pires que les autres usagers.

    La tendance actuelle que je devine est autoritaire, avec une montée de la notion de licence qu’il faudrait mettre en place sur l’accès aux moyens de communication. Je pense en réalité que c’est tout l’inverse qu’il faut faire, que nous vivons un phénomène de niveau de démocratisation matérielle, organisationnelle et culturelle mais que nous n’avons pas les représentations nécessaires pour comprendre les nouvelles exigences que cela entraîne. Comme toujours nous pensons que s’il y a des transformations structurelles de la société (qui nous empêche désormais de continuer de croire de toute bonne foi en la Fin de l’Histoire) c’est par l’action plus ou moins perfide d’un autre.

    Il faudra sans doute notamment revoir notre rapport à l’espace public. Le 20è siècle est notamment marqué par la bagnolisation des villes et l’interdiction de l’occupation de l’espace : tout le monde est invité soit à consommer, soit à se rendre dans des espaces fermés dédiés à une occupation, soit à regarder la télé chez soi. Il faut recréer une agora, et on a pu assister à l’occasion des gilets jaunes, principalement une population qui ne manifestait pas ou qui ne se rassemblait pas, à une re-politisation rapide des personnes. Avec 98% de la population alphabétisée, 95% de niveau secondaire, et 33% de niveau supérieur (un plafond, mais potentiellement produit par la structure même de la société) il n’y a aucune chance pour que nos systèmes de gouvernance continuent de fonctionner sur le modèle vertical-descendant comme avant. Les individus se prennent en charge et sont de plus en plus compétents ; même si cela est désordonné voire désorganisé pour l’instant, un nouveau type de projection dans la gestion de la vie de la Cité et de ses contingences matérielles est à prévoir et à conduire.
    La seule alternative c’est la mise sous licence des moyens, l’affaiblissement de notre système d’instruction, la baisse de la complexité sociale… la régression et au final un désordre généralisé (car un système social n’est pas fait pour régresser). Je ne la perçois pas comme souhaitable.

  8. bravo et merci pour ce billet il est d’une lucidité!! je suis en accord avec tous ce que vous avez écris, mais problème va t-on sortir de cet impasse, personnellement je me pose la question, soyons fou pensons que oui, mais au plus profond je ne pense pas et si l’on ne se reprend pas on va directement à la catastrophe

  9. Grands mercis cher Monsieur, pour cet article qui m’a paru particulièrement intéressant. Je vais le partager. Belle et bonne journée à vous.

  10. Quel dommage qu’un discours aussi éclairant vienne d’une source par définition inaudible, c’est à dire d’un homme blanc cisgenre approchant la cinquantaine, presque un dead white male en somme.

    Puis-je attribuer ce texte à Valeria Solanas pour le rendre acceptable à ma fille de vingt ans végane et non binaire?

    Merci pour ce bel article en tous cas.

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