Vivre ensemble, voilà tout à la fois un défi et une tarte à la crème dans nos sociétés modernes. Pour certains il s’agit même d’une idéologie mortifère qui nous pousserait non pas à mieux vivre mais à nous faire dévorer, posant ainsi la règle implicite selon laquelle il faut manger l’autre avant que l’autre ne nous mange… Dès lors, rien d’étonnant à ce que ce soit devenu un slogan irréel et dans le même temps un horizon inatteignable, comme si nous étions condamnés à vivre les uns sur les autres, les uns à côté des autres, parfois les uns face aux autres mais plus jamais les uns avec les autres.
Avant les analyses politiques, il y a une cause profonde à la désagrégation du lien social: La perte de la civilité et de tout ce qui la constitue, la politesse, l’attention, l’empathie, le respect. Un long processus de désinhibition nous a amené à abandonner les convenances par souci d’efficacité, d’utilitarisme mais surtout d’estime de soi… Ainsi l’individualisation exacerbée, la glorification de la réussite financière, l’avènement de l’enfant roi, l’éclosion de l’homo-automobilis, la perte des repères familiaux, la lame de fond de la consommation de masse, l’explosion des pratiques numériques et le passage de l’éducation à la stimulation ont lentement mais sûrement eu raison des mécanismes qui permettaient la régulation des rapports sociaux.
Pourtant, c’est bien la politesse qui fonde le passage de l’état barbare à celui de civilisation, non pas que la civilité s’imposerait comme une loi transcendante mais au contraire qu’elle est une législation implicite et transversale, un ensemble de règles non écrites mais admises par tous et qui régissent les relations afin de les pacifier et de permettre la coexistence et tout ce qui va se greffer par dessus pour y grandir et y prospérer, à commencer par la démocratie. Pour passer de la barbarie à la civilisation, il faut passer de la guerre à la paix et pour cela, il faut utiliser la main droite et la tendre à l’autre plutôt que de saisir l’épée.
En effet tout commence par la civilité, par le fait de se saluer, de se serrer la main, de s’écouter, de dire « bonjour, comment allez-vous ? » et d’attendre la réponse évidemment, par le fait de laisser passer l’autre, de ne pas lui couper la parole, de respecter son espace, de respecter la propreté des lieux que nous avons en partage, de ne pas hurler sur le passant qui traverse au rouge, de remercier celui qui nous laisse passer… bref d’être attentif à l’autre et pas seulement à soi.
Bien avant les envolées lyriques de nos sociétés millénaires, bien avant les sommets de littératures et de poésies de nos plus grands auteurs, bien avant les textes mystiques de nos livres sacrés, bien avant les soleils flamboyants de nos peintres les plus inspirés, c’est dans notre capacité à prendre en compte l’autre que se niche notre civilisation et dans cette formule magique qui les résume toutes: « Après vous ».
Mon vieux maitre Bruno Etienne nous répétait que le barbare c’est celui qui ne s’arrête pas au feu rouge… « Oï Barbaroï » disaient les Grecs, le barbare c’est celui qui ne parle pas le Grec, qui ignore les règles de la cité, car ce ne sont pas les grands principes qui tiennent les édifices sociaux debout, mais les conventions tacites, toutes ces habitudes acquises qui matérialisent les principes de notre vie en commun, ce que les Grecs encore, appelaient l’éthos (les us et coutumes), en opposition au logos (la raison) et au pathos (la passion). La totalité des valeurs morales qui forgent une civilisation se retrouvent dans ses mœurs, c’est à dire dans notre façon d’être au monde et d’être dans le monde.
Très souvent nous utilisons le mot « barbare » pour désigner le pire ennemi et régulièrement depuis quelques années, les terroristes. Pourtant, si leur barbarie – au sens contemporain du terme – ne fait aucun doute, il est troublant de constater qu’ils ne réussissent pas à remettre en cause l’édifice social, au contraire, ils le renforcent et les manifestations de fraternité, de solidarité et de citoyenneté qui suivent les attaques terroristes le démontrent à chaque fois. Loin de nous terroriser, les attentats nous ont soudés les uns aux autres et lors de ces journées de communion nationale, nous étions véritablement les uns avec les autres, scellés par les valeurs, les espérances et les usages qui fondent notre civilisation, notre façon d’être au monde et d’y être ensemble.
En revanche, une fois passées ces mobilisations républicaines, nous retournons à la lecture tronquée de notre triptyque, exigeant la liberté tout en oubliant « qu’elle consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». C’est ainsi qu’une société fondée sur la liberté individuelle ne peut survivre sans la nécessaire et permanente prise en compte de celle de tous les autres, et par la pratique d’une liberté qui reste forcément attentive à ne pas nuire aux autres. Autant dire que de nos jours, cette attention-là est quasiment inexistante dans les sphères publiques, qu’elles soient réelles ou virtuelles.
Evidemment, à l’opposé des règles nécessaires à la coexistence pacifique, les réseaux sociaux ont imposé leurs propres bornes, celles d’un espace où l’on peut se mouvoir en totale rupture de civilité, d’abord en masquant son identité, ensuite en abandonnant le plus basique respect à l’égard d’autrui. Ainsi l’injure fait-elle souvent office de « salutation » en guise de réponse à un post, un tweet ou un texte: « Pauvre imbécile, vous racontez n’importe quoi ! » au lieu de « Bonjour Monsieur, j’ai lu votre texte avec attention et je suis en profond désaccord avec vous. » La civilité c’est en effet d’abord l’art d’accommoder les antagonismes afin qu’au delà des divergences parfois profondes, « nous soyons d’accord pour ne pas être d’accord » comme le répète ma chère Tatiana Salomon, et pour que dans ce désaccord assumé et affirmé, nous demeurions respectueux l’un de l’autre, c’est à dire civilisés.
Cependant il n’y a pas que sur les réseaux sociaux où ces comportements existent, mais partout où l’adversité, la violence et l’impunité l’emportent pour imposer leur cortège barbare, c’est à dire cet espace-temps où l’on ne respecte plus ni la cité, ni son langage, ni ses règles, ni l’autre, qu’il s’agisse de souiller l’espace public, de conduire dangereusement ou de refuser de serrer la main à une femme. Soyons clairs, lorsqu’on refuse de serrer la main à quelqu’un c’est qu’on envisage de pouvoir la lever sur lui, et souvent, sur elle. Ces gestes, légaux ou illégaux, visibles ou invisibles, participent toujours à la destruction du lien social et à la négation de notre modèle de civilisation.
Ainsi, de moins en moins insidieusement, la permanence d’un monde où la vie en commun semblait inéluctable se fissure et laisse apparaître des espaces béants d’incivilité, d’irrespect et finalement de violence où l’injure et même le coup deviennent le mode d’expression dominant. Il ne reste désormais que trois lieux qui peuvent et doivent être des sanctuaires de la civilité et à partir desquels nous pouvons la retrouver:
- la famille évidemment, qui devrait jouer un rôle primordial dans l’appropriation de la civilité et de ses signes élémentaires;
- l’école bien sûr qui devrait s’attacher à donner aux enfants 4 enseignements indissociables et complémentaires pour devenir citoyen, c’est à dire lire, écrire, compter et respecter l’autre, la République et finalement soi-même;
- et désormais l’entreprise qui doit jouer son rôle dans la préservation et l’ancrage des processus par lesquels des êtres différents, savent associer leurs particularités pour réfléchir, imaginer, organiser et créer ensemble.
Tout comme nous, les civilisations sont mortelles, mais contrairement à nous, leur décomposition précède leur mort. La perte de la civilité en est probablement un symptôme et pas le plus anodin, car là où se perd la politesse, disparait le respect et finalement les conditions d’une vie sociale et d’une de ses composantes premières, la paix. C’est ce qui est en jeu, rien de moins, et c’est à chacun de nous par notre comportement quotidien qu’il revient de préserver cette expression fondamentale de notre art de vivre pour pouvoir continuer à le vivre ici et à le vivre ensemble.
Alors, que vous ayez apprécié ou pas cette tribune, que nous soyons d’accord ou pas, je vous remercie d’avoir pris le temps de cette lecture, et je vous souhaite un très bel été.
Excellente analyse et triste constat des conséquences d’une faillite éducative…. concentrée sur les réseaux sociaux notamment.
Merci et très bon été également.
Merci !
Le respect et la politesse sont, en effet, les bases de toute communication entre êtres humains. Encore faut-il que cela soit pleinement sincère…. Il arrive que des gens très polis soient pourtant prêts à vous poignarder dans le dos, mais à partir du moment où les apparences sont sauves, c’est l’essentiel pour ces personnes, n’est-ce pas ?
Juste analyse.
Le savoir être, le savoir vivre ensemble est devenu inexistant ou presque.
A force de vivre derrière des écrans (portable / ordinateurs), nous prenons de plus en plus de distances avec ce qui nous entoure. Les moyens de communication sont de plus en plus performant, mais qu’avons nous a dire, à part la critique facile (tripadvisor).
Tout le monde a quelque chose à dire, mais plus personne ne s’écoute, ne se comprend.
Reste à espérer que nous n’allons pas perdre notre savoir faire, que le monde entier nous envie.
Merci beaucoup pour encore un excellent article. Je me permets de le distribuer. Bonne journée. Bien cordialement Dorte Zangenberg
Bonjour
Oui vous avez tout à fait raison Nous sommes très nombreux à déplorer le manque de politesse grandissant La politesse c’est tout simplement l’expression du respect des autres L’apprendre très tranquillement mais sûrement aux enfants est fondamental Il en restera bien quelque chose …. En 1968, on préconisait l’abandon de la politesse car signe distinctif de la bourgeoisie …on l’assimilait à l’hypocrisie Vaste idiotie … Il ne s’agit que d’un mode simple et tellement agréable de Vivre ensemble
J’adore 💜 et c’est d’ailleurs un sujet qui m’inspire énormément. Même lorsqu’on n’a pas appris cet art à la maison (ou du moins que partiellement), on peut toujours l’apprendre dans les livres… Comme celui de Jacques Gandoin ou d’autres illustres personnalités royales ou publiques, qui nous donnent l’exemple des bons usages. Ils sont à l’image du diamant, qui même recouvert de poussière, ne perd pas sa valeur.
Je pense surtout que la perte de civisme et de politesse doit beaucoup à la présence dans nos sociétés occidentales de cultures qui fonctionnent beaucoup sur la loi du plus fort et l’écrasement des autres. Paradoxalement, ce ne sont pas des cultures individualistes et très axées sur la famille.
Excellente analyse. Bravo pour vos articles qui donnent un peu de profondeur dans un monde où il faut aller vite et où un titre et quelques mots alignés sont suffisant pour être qualifiés de réflexion.
Merci.
Bonjour Monsieur Alberti. Que de vérités simple et qui semblent pourtant si lointaines. Ensemble travaillons à nous les réapproprier. Merci à vous.
Quelle paix intérieure suscite vos mots ! Merci à vous. Même si l’on cherche des « oui…mais » la clé de base toute simple est bien là et elle se nomme: Politesse. C’est elle qui ouvre la première porte vers l’espoir d’un monde meilleur. Encore merci.
Merci pour ce texte,tout paraît si simple et pourtant..
Clin d’œil:je viens de l’afficher dans le hall de mon immeuble.
Encore plus juste avec les événements récents !