Que restera-t-il ?

« Les évènement qui transforment durablement le monde passent toujours inaperçus aux yeux de leurs contemporains », nous répétait Bruno Etienne dans ses cours magistraux. Que va-t-il donc rester du Covid-19 et de ces presque deux mois de confinement.

C’est évidemment une question qui appelle mille réponses. Je ne veux parler ici et maintenant ni de politique, ni de géopolitique, ni de macro économie, ni de finance, ni même de l’esprit des lois… non, je veux simplement parler de nous, de ce que nous avons vécu et de ce que nous pourrions garder de cette expérience, car au delà ou en deçà de tous les sujets exceptionnellement sérieux qui seront débattus pendant des semaines, des années, des décennies, il y a et il restera ce que nous avons vécu.

D’abord la brutalité de cette mi-mars, cet instant où nous comprenons qu’il se passe quelque chose qui nous dépasse et qui nous précipite dans un autre lieu, un autre temps, un autre sens, car ce que nous vivons n’est pas une crise tonitruante qui appellerait une résolution rapide mais une catastrophe à bas bruit qui laissera une trace indélébile et qui appelle à rebâtir lentement et durablement ce qui est à jamais détruit.
Cette soudaineté nous renvoie également à un principe majeur trop souvent oublié, l’extraordinaire fragilité de nos modèles et de nos vies. Nous bâtissons, nous découvrons, nous développons, nous dominons, nous mangeons littéralement le monde… nous sommes tout-puissants et l’instant d’après, nous sommes enfermés chez nous, recroquevillés, calfeutrés.

Il y a une nécessité et peut-être même une opportunité à admettre cette fragilité et cette faillibilité, car derrière cette acceptation, il y a la possibilité d’une réconciliation avec une valeur écartée depuis longtemps, l’humilité. L’humilité d’admettre que nous n’avons rien vu venir. L’humilité de reconnaître que nous étions désarmés et que nous l’étions à cause de choix politiques erronés. L’humilité d’avouer que nous ne savons pas ce qu’il va advenir. L’humilité de comprendre que notre place n’est pas centrale et que nous devons apprendre à vivre avec notre environnement. L’humilité d’accepter que la puissance que nous prenons pour acquise est une illusion et que la seule issue réside dans la solidarité et non dans l’individualisme.

La solidarité donc, celle qu’en France nous écrivons Fraternité et qui s’est manifestée bruyamment tous les soirs à 20 heures, celle d’un pays qui comprend que le consentement au confinement est la plus belle façon de dire aux soignants, « nous sommes avec vous »… mais aussi la solidarité qui s’est mise en place, très vite, un peu partout, celle des chefs qui cuisinaient pour les hôpitaux, celle des jeunes qui passaient des coups de téléphone aux personnes isolées ou qui allaient faire leur ravitaillement, celle des volontaires qui sont partis aider aux champs, celle des faiseurs de gel, de masques, de visières, de respirateurs même, celle de tous ces maquisards de l’entraide, invisibles mais déterminés, formant cette armée silencieuse mais agissante de ceux qui ne revendiquent rien que la liberté d’être utiles, la colonne des gens bien. C’est une formidable leçon que celle-là et c’est un formidable socle pour rebâtir, ensemble, non plus en spectateurs-votants mais en acteurs-citoyens.

Le manque enfin, cette sensation combattue et souvent oubliée dans nos sociétés d’abondance, où tout s’obtient, se retire ou se livre en un clic. Mais voilà, soudain, on nous enlève ce qui ne se commande pas, l’autre, la famille, l’amie, le compagnon, la copine, le camarade, le collègue, la poignée de mains, l’embrassade, le déjeuner de printemps, la cour de récréation, les mariages et les enterrements qui rassemblent les tribus éparses, les amis du club, du temple, de l’association ou du « banc des menteurs », la visite à la maison de retraite pour raconter sa semaine à Mamie, le picnic sur l’herbe avec les potes et nos mômes qui jouent aux même jeux que nous à leur âge, l’angoisse des examens qui approchent mêlée au son des premiers échanges de Roland Garros à la télévision, le café en terrasse à « regarder passer les masques », l’étreinte des retrouvailles sur un quai de gare, l’odeur de ceux que nous aimons… la vie, le goût de la vie, le goût des autres.

Le confinement est un voyage immobile, dans nos maisons, dans nos jardins, dans nos foyers, dans nos mémoires, dans nos certitudes, en nous, face à nous. La crise sanitaire, la crise économique, la crise sociale, la crise de l’offre et de la demande, tout ce qui va balayer les emplois, les comptes en banque, les entreprises, les élections, et donc nos existences est violent, mais ce qui est en train de remuer notre façon de regarder le monde l’est tout autant.

Quel que soit le confinement que nous avons vécu, cette réclusion volontaire, cet enfermement solidaire, ce rendez-vous qui s’éternise avec nos bons et nos mauvais génies, est un tremblement de taire, car il fissure nos certitudes et il laisse tout à la fois entrer la lumière et surgir les mots. Nous n’en sortirons ni amnésiques, ni indemnes, ni inchangés, c’est impossible. Une question demeure pourtant, qu’allons nous en faire ? Puissions-nous y puiser la sagesse de Marc Aurèle pour « Vivre chaque jour comme si c’était le dernier ; ne pas s’agiter, ne pas sommeiller, ne pas faire semblant. »

7 réflexions sur “Que restera-t-il ?

  1. Tout ce que vous dites est du moins profond et sensible mais à mon avis peu raisonnable
    Ce que relatez et leurs conséquences n’ont pu exister que par l’extrême médiation de cet événement.
    Imaginez que nous nous soyons trouvés 40 ans plus tôt !
    Je veux dire ainsi que nous sommes entrés dans un monde qui ne se comprend plus que par l’émotionnel et l’immédiat et dont l’intérêt ensuite décroit à la puissance de ce qu’il a été.
    Je suis très sceptique sur les modifications qui viendront après (sauf les conséquences néfastes sur l’économie qui, elles, malheureusement se réaliseront )
    Recevez l’expression de mon respect

    1. Merci de votre commentaire et de votre avis. Il recouvre une réalité évidente. Je forme le vœu que nous serons capables d’agir, chacun à notre échelle, pour que nous progressions.

    2. Bonjour,
      peut être aurait-il fallu dire « les conséquences néfastes sur les gens qui font l’économie », car l’économie s’en remettra certainement ; les femmes et les hommes utiles aujourd’hui, mais si peu demain, risquent de ne pas en revenir.
      Pour Xavier, je trouve que « confinement volontaire » est un peu fort car, je l’ai accepté pour préserver mes semblables fragilisés, cela n’a pas été selon ma bonne volonté, mais par le biais réglementaire.

  2. Bonjour,
    Pour rejoindre Alexandre, la probabilité pour que « l’intérêt de l’immédiat » prévale sur l’intérêt du long terme est grande. Cependant, chaque crise a apporté son lot de changements, celle ci le fera comme les autres. Et si, depuis la dernière fois, quelle qu’elle soit pour chacun d’entre nous, nous avons quelque peu évolué, alors peut être laisserons nous la place à la réflexion plutôt qu’à l’impulsion, à l’évolution de la société plutôt qu’à la révolution.
    Cdt.

  3. « Le confinement est un voyage immobile » magnifique citation, une belle représentation de ce qu’auront été ces quelques semaines à l’arrêt forcé.
    Bravo pour cet article.

  4. Merci Xavier pour toutes ses pensées si bien rédigées.
    Une chose est certaine, votre dernière phrase est essentielle : Qu’allons nous en faire ?
    Et il me semble qu’une urgence pointe le bout de son nez en ce premier jour de déconfinement : l’urgence que les entreprises prennent le temps d’analyser ce qui s’est passé et donne le temps à leurs collaborateurs de pouvoir libérer la parole de ce qu’ils ont vécu. Des conclusions de ce confinement qui se limiteraient à plus de télétravail, à une digitalisation à marche forcée seraient bien pauvres. Le ressenti, les émotions, les remises en cause humaines que cette situation a provoqués se doivent d’être entendus et pris en compte. Comment ne pas supposer que le rapport au temps, le rapport à l’humilité issu de l’incertitude, le rapport à la hiérarchie ne soient pas modifiés ? Comment ne pas comprendre que les collaborateurs sont allés chercher des ressources personnelles souvent inconnues pour traverser cette épreuve ? Ne serait-ce que par respect pour eux et pour leur exprimer une sincère volonté d’écoute, les entreprises se doivent de mettre rapidement en place des process d’échange, d’intelligence collective avec leurs salariés pour créer un après mieux partagé que l’avant.

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