« Jusqu’ici tout va bien »

Nous sommes le samedi 14 mars, il est 21 heures et deux gendarmes entrent dans le restaurant de Michel et se dirigent vers le passe. Ils se connaissent bien sûr, et Michel les accueille avec son sourire habituel. « Michel, il faut qu’à minuit tu fermes le restaurant, c’est le Premier Ministre qui l’a dit. »

« Fermer ? 15 jours ? Peut-être un peu plus ? » « Et qu’est-ce que je fais avec mes produits frais ? » Michel ne comprend pas ce qui est en train de se passer mais il va obtempérer évidemment, il est chef d’entreprise, il est responsable, il est citoyen… alors à minuit, il ferme son restaurant pour empêcher la circulation du virus.

Quand Michel ferme son restaurant, c’est toute une chaine économique qui s’arrête. Ses salariés bien sûr qui se retrouvent au chômage partiel, ses fournisseurs qui n’ont plus de débouchés, ses partenaires qui n’ont plus de flux, son ami André qui ne sait plus à qui vendre ses belles morilles. Oh bien sûr, Michel et André ne sont pas des cas isolés, en France, ils sont des centaines de milliers comme eux, restaurateurs, producteurs, hôteliers, viticulteurs, à avoir basculé en une soirée de la perspective d’un début de printemps heureux à la nuit noire et glaciale d’un hiver qui n’en finirait pas.

Dans le même temps, les aides et les dispositifs de soutien se mettent en place, donnant l’impression d’une chute lente, presque tranquille, puisque l’absence de revenus est masquée par l’arrêt des dépenses y compris sociales et fiscales. « Le banquier m’a même décalé les prélèvements du crédit que j’avais demandé pour refaire la cuisine ! » Alors quand j’appelle Michel pour lui demander comment il va, il me répond que « jusqu’ici tout va bien », « en plus ils m’ont accordé une partie du PGE que j’avais demandé… ». Alors, parce qu’il aime nourrir les autres, Michel à décidé de faire la cuisine pour le personnel soignant de l’hôpital voisin. Ça lui fait du bien de cuisiner et ça l’empêche de gamberger, car il sait déjà que le pire est devant lui et que « tout cet argent, comment on va le rembourser ? » Et ça Michel, ça l’empêche de dormir. Avoir des dettes que l’on ne sait pas rembourser, c’est simplement impensable, impossible, insupportable.

Dans ces entreprises, ce qui se joue avec l’extraordinaire crise économique qui se dessine désormais, ce ne sont pas « trois points de PIB » mais parfois « trois générations » de travail, d’investissements et de sacrifices. Dans ces entreprises familiales, tout pourrait s’arrêter demain, dans l’indifférence générale. J’en connais des dizaines, des centaines, un millier peut-être, partout en France, des femmes et des hommes incroyablement courageux, généreux, travailleurs, passionnés, qui portent leur flambeau sans rien attendre d’autre que le sourire sur le visage du client qui leur offre, en quelques mots, la plus belle décoration qui soit : « Merci Michel, on a passé un bon moment. »

Par ailleurs, tous ces entrepreneurs ne méritent pas le sort qui les attend au coin de l’hiver prochain. Ils n’ont commis aucune faute et bien souvent ils gèrent leurs entreprises en appliquant ses règles ignorées par les géants surendettés de l’économie financiarisée : « Ne jamais dépenser plus que ce qu’on gagne et toujours avoir un compte en banque supérieur à son égo. » Et pourtant, malgré leur sérieux, malgré leur travail, malgré leurs sacrifices, leurs entreprises ont été touchées par l’interdiction d’exploiter. Il ne s’agit pas pour autant de leur faire l’aumône mais de leur rendre ce qu’on leur a interdit de gagner.

Au-delà de l’aide d’urgence qui est apportée aujourd’hui par l’activité partielle ou les concours bancaires, toutes ces entreprises vont avoir besoin de beaucoup plus qu’un crédit pour survivre. Il n’est d’ailleurs pas acceptable de proposer le surendettement comme seule solution à un commerçant que l’on a forcé à fermer boutique. Dans les mois qui viennent, il faudra trouver le moyen de les indemniser ou alors ces dettes n’auront servi à rien d’autre qu’à reculer l’échéance fatale.

Au nom de Michel, j’écris également à tous ceux qui savent ce que notre pays recèle de beau, de bon et de vrai: N’oubliez pas, ne les oubliez pas, au moment prochain de choisir vos légumes, de réserver une table, de prévoir vos vacances, de commander un repas, de planifier un mariage ou un déjeuner de baptême, pensez à eux… choisissez délibérément, en conscience, ces entreprises-là, leurs produits, leurs tables, leurs chambres, et organisez, achetez, réservez en direct, pour éviter de nourrir les géants délocalisés, tous les coucous de l’économie qui font leurs marges dans le travail des autres.

Profitons de cette crise pour atterrir bien sûr mais aussi pour nous réancrer et retrouver le bon sens et la solidarité dont se nourrissent les modèles vertueux. Sans cela, au cœur de l’hiver prochain, ceux qui auront tenu dans la tempête sanitaire, ceux qui auront livré leurs salades un masque sur le nez, ceux qui auront cuisiné pour les soignants dans la douceur d’un printemps entre parenthèses, ceux qui dessinent une part de notre art de vivre, ceux qui transmettent les recettes de nos arrières grand-mères auxquelles ils accrochent parfois des étoiles, ceux qui préservent les territoires par la permanence de leurs entreprises locales, ceux qui font rayonner la France dans le monde entier, ceux qui préservent la commensalité, ceux qui portent la transition alimentaire et une part de notre souveraineté agricole, raccrocheront leurs casseroles, les clés de leurs chambres d’hôtels, leurs pressoirs, leurs tabliers, leurs toques, leurs semoirs ou leurs filets, baisseront la tête et glisseront la clé sous la porte. Ce soir-là nous perdrons des entreprises, nous perdrons des emplois, nous perdrons des talents, nous perdrons des savoir-faire, et ce qui est plus important encore, nous perdrons une part de nous.

3 réflexions sur “« Jusqu’ici tout va bien »

  1. j espere que vos voeux qui rejoignent mes éspèrances soient exaucés mais j emets des doutes quand je voient certaines réactions suites au déconfinement ( queue au mc do chez zara roi du mondialismes a outrance) les resolutions c est tres bien mais les appliqués c est autre choses ont ce croiraient au 1er janvier de chaque anneés

  2. Merci Xavier. C’est juste, clair et tellement vrai.
    Il y a un autre soutien dont tous ces valeureux héros de notre économie locale, de notre plaisir gustatifs ou d’hostellerie vont avoir besoin bien au delà du seul aspect financier : c’est d’un accompagnement humain, psychologique. Il faudra qu’il puisse parler, se libérer de leurs angoisses, se sentir écouter pour préparer demain. Il faudra parvenir à les sortir d’un isolement, souvent source de tension et d’enfermement dans la réflexion. Rapidement ils se retrouveront seul à gérer tout à la fois : le banquier et l’avocat, l’Urssaf et l’expert comptable, à penser à la relance, au commercial et au personnel, à leur offre et aux conditions de sécurité sanitaire. Il est essentiel de pouvoir les entourer et leur proposer, à minima, un espace de dialogue, d’accompagnement à la gestion du trop plein.

  3. Merci pour ce très bel article qui m’a émue aux larmes. J’espère que cela servira toute la communauté au sens large que vous soutenez dans ces propos !

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