Christophe Dominici est mort le mardi 24 novembre 2020 à l’âge de 48 ans. L’annonce de sa mort est tombée au milieu d’une actualité épidémique, économique et sociale d’une telle gravité, qu’elle laisse peu de place à tout ce qui ne la concerne pas. Il fut un grand joueur de rugby qui a marqué, dans tous les sens du terme.
L’annonce de sa mort a fait rejaillir un souvenir et les images tirées d’un match de légende, celui qui opposa la France et la Nouvelle Zélande, en demi finale de la coupe du monde de Rugby, le 31 octobre 1999 dans le stade de Twickenham à Londres.
Ce n’est pas faire injure à l’équipe de France de 1999, de dire qu’elle n’était pas favorite, bien au contraire, elle était donnée perdante par tout le monde, sauf par elle-même. Mais croire en soi, c’est très loin d’être suffisant, et alors que nous entamions la 2ème mi-temps, malgré la vaillance des bleus, tout semblait plié par le réalisme de la plus forte équipe du monde et de sa locomotive, au sens propre comme au sens figuré, Jonah Lomu, qui avait d’ores et déjà enfoncé par deux fois la défense française, jusqu’à la piétiner, littéralement.
Mais voilà, un ballon de rugby est oval, si bien qu’il ne rebondit jamais comme on peut l’imaginer, un peu comme nos vies qui tournent à droite quand on avait prévu d’aller à gauche et qui nous amènent là où on ne savait pas que l’on pouvait aller.
Quand le ballon rebondit de façon à ce qu’on puisse s’en emparer, on parle de « rebond favorable ». Le rebond favorable c’est un coup de chance, un coup du destin, un coup du sort, un coup de Dieu, un coup des anciens, bref un coup qui ne dépend pas de celui qui en profite. C’est ainsi, on peut le déplorer, s’en étonner, en rigoler, parfois même s’en excuser, comme si ce rebond était fautif, comme si on ne méritait pas ce qui nous arrive.
Dans ce match d’anthologie, ce match que l’équipe de France ne devait, ne pouvait pas gagner, il y a un tournant, un signe, un rebond du jeu, de l’Histoire et finalement de la vie de ceux qui jouent mais aussi de ceux qui regardent et qui comprennent que cet instant est unique.
Nous sommes en deuxième mi-temps, à la 56ème minute du match. Les Français, sous l’impulsion d’un Christophe Lamaison qui enfile les drops et les pénalités, ne sont plus menés que de deux points alors qu’ils en comptaient 14 de retard quelques minutes plus tôt.
Les Néo-Zélandais remettent en jeu, le ballon finit dans un regroupement, très loin de la ligne d’en-but néo-zélandaise, les français grattent ce ballon et Fabien Galthié décide de jouer au pied, haut et devant, assez loin devant, trop loin devant, si loin devant qu’aucun Français ne pourra ramasser ce ballon, puisque pendant un cours instant, il n’y a même plus de joueurs français visibles à l’écran, seulement ce satané ballon et deux All Blacks prêts à s’en emparer pour repartir à l’attaque… et puis, un joueur bleu réapparaît, jaillissant comme l’eau, filant comme l’air, et qui par la grâce d’un « rebond favorable », « hérite » de ce ballon et va marquer l’essai entre les poteaux. Christophe Dominici reste un instant à genoux, le sourire radieux, comme étonné d’être là, au paradis. Il vient de faire basculer le score, hurler le stade et chavirer le match, définitivement. 20 minutes plus tard, et après deux nouveaux essais, l’équipe de France remporte cette demi-finale, écrivant un des plus retentissants exploits de l’Histoire du sport français.
J’ai revu ce match des dizaines de fois pour comprendre ce qui avait fait la différence et peut-être pour tenter – vainement – de revivre ce moment. En le revoyant, j’ai compris qu’il n’y avait pas de tournant, mais que depuis la première minute, les Français avaient décidé de gagner, et que chacun de leur geste tendait vers cet objectif, chaque course de Magne, chaque contact de Lièvremont, chaque placage d’Ntamack, chaque coup de pied de Lamaison, chaque charge de Benazzi, avaient, non pas décidé, mais tissé cette victoire, brin par brin. Et dans cette incroyable succession d’actions de résistance, de sacrifices et de conquête, une phase les résumait toutes.
D’abord ce ballon conquis dans le regroupement à la force des bras, puis ce coup de pied de Fabien Galthié, intelligent, ajusté, inspiré, « dans le trou », parce qu’il voit ce que nous ne voyons pas, « la vista » comme on le dit parfois pour nommer cette intelligence de l’oeil. Mais cette inspiration n’est pas suffisante. Comme si l’intelligence n’était rien sans le geste, la passe de Galthié n’est devenue « inspirée » que par la décision de Christophe Dominici de courir. Courir, non pas pour accompagner le ballon, non pas pour mettre la pression sur la défense néo-zélandaise, non, courir pour prendre ce ballon, pour l’emporter avec lui, tout simplement. Au moment du coup de pied de Galthié, il ne fait strictement aucun doute que Christophe Dominici n’aura pas ce ballon et pourtant, tout dans la course de Christophe Dominici dit exactement l’inverse. Quand on regarde cette séquence, de bout en bout, on comprend qu’il n’y a pas de rebond favorable, il n’y a que la volonté de celui qui se met à courir quand il est pourtant évident que ça ne servira à rien, quand personne n’aurait couru sauf pour faire comme si, quand on se dit que les jambes sont trop lourdes pour rattraper la balle, quand on préfère la critique parce que « la passe n’est pas assez bonne », bref quand la raison commande de ne rien faire… mais subitement, ici, c’est l’instinct qui parle, secondé par la volonté que rien ne peut ébranler, ni le temps, ni l’espace, ni Umaga… Rien ni personne, à ce moment-là, ne peut arrêter Dominici, si bien que ce n’est pas le rebond qui est favorable à Dominici, c’est Dominici qui est favorable au rebond.
Chacun verra dans cette phase de jeu ce qu’il veut, rien ou beaucoup, du sport ou un jeu, des cons qui courent après un ballon ou des héros victorieux, un détail, de la poésie ou des symboles. J’y vois une formidable leçon de vie, d’envie, une ode à la force collective et une course hors du temps, une course qui ne doit rien à la chance, mais tout à la détermination et à la façon dont nous pouvons participer à changer le cours d’un match ou d’une vie par nos choix et notre engagement.
Même si Christophe Dominici et sa vie ne se résument évidemment pas à un essai, je voulais par ces quelques mots, lui rendre hommage et le remercier de nous avoir offert cette course et ce qu’elle représente pour moi. Je suis triste qu’il ne soit plus là et de ne pouvoir lui rendre un peu de ce bonheur qu’il nous a offert ce jour-là en lui parlant de l’exemple qu’il nous laisse pour toujours.
J’avais encore du mal à me remettre du « Il n’y a pas de rebond favorable, il n’y a que la volonté de celui qui se met à courir quand tous les autres croient que ça ne sert à rien » lu hier sur un tweet en hommage à Christophe Dominici que je prends dans la tronche ce soir -rebond favorable- qui me terrasse comme si Jonah Lomu lui-même venait de me piétiner…
Bravo ! C’est monstrueux d’écrire comme ça. Il est vraiment temps que tu écrives ! Amitiés, franck
Merci Franck de ton message. C’est le
Tweet qui m’a donné envie d’aller plus loin et de tenter d’expliquer ce que j’avais ressenti et que je ressens encore devant cette course. Et cette histoire de « rebond favorable » à l’époque m’avait agacé. C’est réparé, au moins dans ma tête.
Reste la peine du départ tragique de Dominici.
Bises et amitiés
Xavier
Merci Xavier pour ce texte inspiré, très bel hommage à un joueur magnifique, et à nos souvenirs. Dominici est mort à quelques centaines de mètres de chez moi dans une solitude sans doute immense, ce qui ajoute à mon émotion. Tu auras noté qu’un jour plus tard seulement, la « main de Dieu » nous a quitté aussi, écho étrange à ce rebond favorable. Dans ces deux moments de sport, ces dieux du stade méritaient bien leur nom.
Merci Jean-Luc de ton message et de tes mots. Oui, ces disparitions ravivent les souvenirs en même temps qu’elles martèlent le temps. Leurs morts témoignent également de leurs fragilités et de leurs blessures, celles qui ne se referment jamais.
J’espère que tu vas bien dans ces temps incertains et j’espère que nous pourrons bientôt nous voir à la Boissière. Amitiés,
Xavier
Magnifique. Bravo pour ce texte d’une intensité à faire frissonner.
marc de votre lecture et de vos mots.
Merci, une inspiration et des mots qui me vont droit au cœur au moment de… m’engager, Denis
Super Texte.
Il m’a ému et fait prendre du recul sur ce match que j’ai à l’époque vécu à la radio…
Je ne partage pas l’idée sur le fait qu’il n’y a pas de « rebond favorable » ou alors l’appliquez-vous qu’à cette action ?
Bien évidemment la volonté, ici de gagner force, ou transforme (si on reste dans le champ lexical de l’ovalie) un hasard en une action décisive…
Je ne pense qu’il ne faut pas opposer volonté et coup du sort.
Dans beaucoup de sport, il y a une part de hasard, parfois en votre faveur, parfois en votre défaveur…et courir n’y changera rien 🙂
Merci encore pour ce beau texte, et je garde que la volonté reste dans nos vies un puissant moteur.
Au plaisir de continuer ces échanges autour d’une bière Xavier