La confiance perdue

Dans nos sociétés post-modernes, dès que nous mesurons quelque-chose, c’est presque certainement qu’il n’existe quasiment plus. C’est ainsi que les instituts et médias mesurent en permanence la confiance des chefs d’entreprises, celle des investisseurs ou celle des « ménages ». Ne nous y trompons pas, il en va de la confiance comme de la légitimité d’un dirigeant, quand elle est là, vraiment là, solidement ancrée, il n’est n’est pas nécessaire de la mesurer chaque semaine.

De la même manière dès qu’un bien se raréfie, il devient un marché prospère. Ainsi la confiance est-elle devenue une marchandise comme une autre, que l’on vend, que l’on promet, que l’on monétise comme on dit aujourd’hui, de livres en videos, d’applications smartphone en coach personnel, de stages en formations e-learning… Pourtant la confiance ne se vend pas plus qu’elle ne s’achète, elle se bâtit, elle se transmet, parfois elle se déplace, comme c’est d’ailleurs le cas aujourd’hui où l’on est passé de la confiance en l’autre à la sur-estime de soi, de l’humain à la machine, du livre à la video, de la méthode à l’algorithme, de la section du parti politique à la page facebook. Ainsi, faisons-nous désormais confiance à Waze, à Tripadvisor, à Facebook ou à Google pour nous dire ce qui bon, juste ou vrai, même si c’est faux.

En réalité, nous avons perdu notre confiance en nous en tant que modèle de société pérenne et prospère, et ensuite selon nos positions, nos opinions et nos indignations, nous avons perdu notre confiance dans l’État, dans les décideurs politiques, dans la représentation nationale, dans la police, dans les médias, dans les marchés, dans la libre circulation des biens et des personnes, dans les syndicats, dans les médecins, dans les laboratoires, dans les abattoirs, dans les éleveurs, dans l’avenir, dans les experts, dans les vaccins, dans les lois, dans le droit, dans les juges et dans la foi… entre nous, en nous.

La vie en société s’établie sur un contrat social que personne n’a signé mais par lequel nous acceptons tacitement de nous lier les uns aux autres. Ce contrat est un élément consubstantiel à la démocratie, une croyance en l’autre, une croyance qui permet de vivre librement tout en respectant l’autre, une invitation permanente à la coopération qui place la solidarité au centre de notre organisation sociale, un pari qui nous autorise à traverser sur le passage piéton sans vérifier que l’automobiliste qui arrive sur la droite ne va pas nous foncer dessus. Cette croyance, cette invitation, ce pari, c’est justement la confiance.

Sans la confiance, il n’y a pas de contrat social. Sans contrat social, nous revenons à l’état naturel, nous ne sommes plus un peuple, tout juste une meute qui en chasse une autre, au rythme de son instinct, de son désaccord ou de son appétit, au gré d’une actualité qui dresse quelques-uns contre quelques autres, de samedis de protestations en dimanches de dénonciations, sans cesse, tout le temps, partout, jusqu’à n’être plus qu’affrontements, jusqu’au chaos.

Voilà notre destination. Qu’il s’agisse d’une hyper-violence sociale ou d’une situation pré-insurrectionnelle, nous nous dirigeons de plus en plus vite et de plus en plus sûrement vers le chaos, et il faut l’affirmer, il faut l’énoncer, il faut l’écrire, pour alerter, pour prévenir et pour chercher ce qui peut l’éviter, ce qui peut recréer les conditions d’une espérance partagée et d’une confiance nouvelle.

Certains cherchent à retrouver cette confiance perdue et s’interrogent pour tenter de découvrir où nous avons bien pu la laisser, sous quel scandale, derrière quel complot, après quelle élection, contre quelle injustice avons-nous décidé que le manquement de quelques-uns ou la trahison d’un seul, pouvaient impliquer l’indignité de tous ? Pourtant, même si cette recherche est précieuse pour l’Histoire et pour la compréhension de notre Histoire, elle est vaine d’un point de vue politique et d’un point de vue social, car la confiance trahie est à jamais perdue, et c’est bien ce qui nous désoriente et ce qui nous bouleverse, comme l’a écrit Nietzsche, « non de ce que tu m’aies menti, mais de ce que je ne puisse plus te croire. »

C’est ainsi, la confiance, tout comme l’honneur ou les allumettes, ça ne sert qu’une fois. Dès lors qu’elle est consumée, il en faut une autre, toute neuve, refondée… mais comment ?

Oui, comment refonder la confiance dans une société qui carbure au clash, au duel, à la « gagne » triomphante, une société qui vit sous les coups de boutoir de cet esprit de compétition que l’on a rabâché à tant de générations et selon lequel « il ne faut compter que sur soi » et sur soi seul. C’est par ce coaching permanent que l’on a lentement fait croire à l’individu qu’il pouvait régner en maitre sur sa vie et qu’il pouvait finalement s’affranchir de ses devoirs vis à vis de sa communauté.

C’est par cette culture de la domination que l’on a érigé l’individu en demi-dieu, tout puissant consommateur de ce monde, jusqu’à l’engloutir. C’est par cette culture de la maitrise que l’on a fait passer la confiance pour une faiblesse. C’est par la glorification de la réussite individuelle que l’on a fait grandir l’idée que la dépendance était une paresse inacceptable.

Qu’elle soit verticale c’est à dire entre le citoyen et les institutions, qu’elle soit horizontale, c’est à dire entre les citoyens eux-mêmes, ou enfin qu’elle soit intérieure et donc entre le citoyen et l’individu lui-même, la confiance est composée d’au moins trois éléments essentiels:

Le respect, le respect de l’autre, de soi, des lois et de la parole donnée, puisque « la parole vaut l’homme sinon l’homme ne vaut rien. » C’est d’ailleurs en trahissant leur parole, que bon nombre de décideurs politiques ou économiques ont instillé cette idée que les professionnels de la promesse, de la gestion ou de l’élection n’étaient plus au service des gens mais seulement à celui d’une élite bunkerisée. Cette crise de confiance-là est probablement la plus dangereuse car elle produit ce qui ronge la fibre démocratique.

L’interdépendance, celle qui nait de l’acceptation de notre vulnérabilité, non comme une faiblesse mais comme une sagesse, celle de reconnaitre que nous sommes tous faillibles, imparfaits, limités et donc que nous avons besoin des autres pour combler ces failles et corriger ces faiblesses. Il est d’ailleurs toujours curieux de constater que nous glorifions cet esprit collectif lorsqu’il préside aux grandes victoires sportives de nos équipes nationales mais que nous sommes dans l’instant suivant, incapables de le faire vivre dès lorsque l’on quitte la liesse du sacre.

Enfin, l’action, non comme une course isolée mais comme la part indispensable du mouvement individuel au sein du mécanisme collectif et dont la confiance se nourrit. Car la confiance n’est jamais statique, fille d’un déséquilibre avant, elle se nourrit de cette dynamique qu’on ne peut interrompre sans risquer de tomber, comme l’enfant sur son vélo où le premier coup de pédale donne l’équilibre qui fait naître la confiance en lui. Puissions-nous garder à l’esprit que ce premier tour de roue, cette joie, cette sensation de liberté et cette confiance-là sont universels et qu’ils nous unissent en tant qu’humains.
Dès lors, soyons totalement convaincus que pour que quelque-chose se passe, il faut que quelqu’un fasse. Or, maintenus immobiles par 50 ans de télé, de consumérisme et d’accumulation, vissés à nos canapés, nous sommes devenus des peuples passifs, râleurs certes, en colère et revendicatifs, mais immobiles. Or, la plupart du temps, la meilleure façon de régler les problèmes, c’est de commencer à agir. Mais voilà, « Pour commencer, il faut commencer, et l’on n’apprend pas à commencer. Pour commencer, il faut simplement du courage. » J’ajouterai à cette si juste sentence de Vladimir Jankelevitch, que pour avoir du courage, il faut avoir peur.

Il y a pourtant un espoir qui se dessine au fur et à mesure que les générations se succèdent et qu’elles apportent avec elles les idées et les pratiques qui portent les germes de ce qui sauve. Ainsi, les jeunes générations ont-elles réintroduit par leur exercice plus rationnel de la consommation, l’idée de coopération en même temps que celle du partage des usages. Elles sont également en train de reconstruire des agora, des lieux de rencontres, d’échanges et d’entraides, à travers les écrans. Nous pouvons geindre, lever les yeux au ciel et regretter le terre-plein où nous passions nos mercredi après-midi à taper dans le ballon, mais aujourd’hui le terre-plein a changé, il s’appelle Fifa 21, League of Legends ou World of Warcraft. Les consoles de jeu et les ordinateurs, comme les postes de télévision en leur temps, structurent désormais une partie de notre organisation sociale. Il ne sert à rien de le nier ou de jeter des anathèmes car pour les jeux video comme pour chaque activité de la vie, « le poison c’est la dose ».
Ainsi, loin de la caricature qui en est souvent faite, il y a dans la pratique de nombreux jeux videos « en ligne » l’apprentissage effectif d’une coopération renforcée et d’une intelligence collective à l’oeuvre. La pratique des jeux videos est un phénomène massif et mondial qui est en train de structurer l’imaginaire de nos enfants et qui représente aussi un levier d’éducation, d’apprentissage et de construction. Utilisons-le.

De la même manière, il y a dans l’économie du partage, la base d’une société de coopération et de confiance. Qu’il s’agisse d’un vélib ou d’un trajet en co-voiturage, les avantages sociaux de telles pratiques sont nombreuses et puissantes et peuvent servir de socle à la définition d’un modèle de création de valeur plus vertueux et d’une nouvelle confiance sociale, plus sobre mais peut-être plus solide.
Plus largement, l’irruption des dimensions sociales et solidaires dans l’économie peut être l’occasion de donner à l’entreprise toute sa dimension humaniste en lui assignant le rôle politique qu’elle est susceptible de jouer. Cela induit de démontrer jusque dans le compte d’exploitation qu’il existe un point d’équilibre entre les rémunérations du travail (salaires, intéressement et participation), du capital (dividendes), de l’innovation (investissements) et des solidarités (impôts). C’est à cette condition que nous créerons les conditions d’une confiance réelle entre la société et le capitalisme, un capitalisme humain, affranchi des excès de la financiarisation.

Pour que les institutions politiques parviennent de nouveau à inspirer la confiance aux citoyens auxquelles elles doivent des comptes, elles devront payer l’ardoise de 50 ans de dérives et d’isolement progressif. Pour démontrer sa bonne foi, la politique doit définitivement quitter les habits du carriérisme qui la caractérise trop souvent. Le non cumul des mandats dans le temps reste un objectif à atteindre de manière à démontrer clairement et définitivement que l’engagement politique est un passage et non une carrière et que l’action politique ne cède rien à la réélection. C’est probablement l’avancée la plus simple à opérer mais c’est pourtant là que les plus fortes résistances sont à l’oeuvre aujourd’hui. Par ailleurs, pour susciter la confiance, l’État doit lui aussi rendre aux citoyens la confiance qu’il leur doit, par le droit à l’erreur, justement institué par la loi du 10 août 2018, mais qui est trop peu connue encore et qui est surtout annihilée par la sensation d’hyper-contrôle née de la gestion de la crise Covid.

Enfin, il y a dans cette confiance à rebâtir, une part immense qui revient à la volonté de chacun de nous de vivre ensemble et de vivre en paix. Pour cela, il faut remettre au centre de la table les valeurs centrales de cohésion susceptibles de rassembler par delà nos particularismes et il faut que nous admettions individuellement d’abord que ce qui nous rassemble est plus important, plus puissant et plus précieux que ce qui nous distingue et que ce qui parfois peut nous diviser ou même nous opposer. Or c’est exactement ça la République, non pas la négation de nos différences mais le dépassement de ces différences au nom des valeurs qui sont capables de les transcender, de les englober et de les pacifier.

Cette nouvelle confiance se bâtira là où croît ce qui sauve, à l’école, dans les entreprises, dans les associations, c’est à dire partout où nous agissons quotidiennement et collectivement. C’est par la pratique de ces coopérations et de ces nouveaux partages que se forgera une nouvelle confiance, car, il en va de la confiance comme il en va de la Fraternité, de l’égalité et de la liberté, elles ne se décrètent pas, elles se pratiquent et elles se prouvent.

8 réflexions sur “La confiance perdue

  1. Encore faut-il que ces différences, que nous devons ‘dépasser’ pour assurer la cohésion sociale, soient reconnues et respectées par l’Etat central ainsi que par les institutions républicaines. Or le modèle de cohésion actuellement représenté par le ministre de l’Intérieur comme par le chef du gouvernement est de plus en plus jacobin, et je ne suis pas certaine qu’il soit le mieux adapté à l’évolution naturelle de la société française qui se forge sous nos yeux.

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