Au moment de tourner la page de 2020, il existe une tentation de la déchirer et de la jeter au feu d’un hiver confiné, un grand feu autour duquel nous danserions masqués, distanciés et hallucinés, pour tenter de la conjurer, de l’annihiler, pour passer plus vite à autre chose, à une vie retrouvée, pleine, entière. Car oui, l’année 2020 restera comme une année-catastrophe, porteuse d’un bilan funeste sur le plan humain, désastreuse sur le plan économique et dévastatrice sur le plan social. Pire encore, 2020 et la pandémie qui s’y est installée, ont également agi comme d’incroyables accélérateurs des pires phénomènes contemporains, à commencer par le complotisme dont se nourrit la défiance qui ronge la démocratie.
Alors, au sortir de cette année noire, nous pourrions croire qu’il n’y a rien qui vaille dans cette pandémie qui s’éternise et dans ses effets collatéraux. Nous pourrions adhérer au club toujours plus prospère des collectionneurs de critiques, experts à posteriori de ce qu’il aurait fallu faire, les médecins de plateaux télé, les professeurs youtubeurs, prédicateurs du « y avait ka, fallait kon », les adorateurs de la commission d’enquête, tous ceux qui s’indignent le lundi que l’on n’en fasse pas assez et qui s’affolent le jeudi que l’on en fasse trop, bref l’armée de ceux qui font croire qu’ils cherchent la solution alors qu’ils cherchent seulement « la place », le micro ou la caméra. Oui, nous pourrions les croire, nous pourrions voir dans le coronavirus une punition des temps post-modernes, un juste retour à l’état naturel, une vengeance, même un présage, mais ce serait une lecture très partielle et partiale de l’année qui vient de s’écouler et un vision biaisée de ce qui est peut-être, simplement mais pleinement une épreuve, et probablement une épreuve salvatrice.
« Ne louez et ne blâmez personne avant de l’éprouver, car les hommes sont des caisses fermées dont la clé est l’épreuve. » Il en va des femmes et des hommes comme des civilisations qu’ils constituent, rien ne les transforme plus et mieux que l’épreuve, car c’est l’épreuve qui nous pousse à chercher en nous les ressources nécessaires pour la surmonter. C’est ainsi que l’humanité dans sa quasi-totalité a répondu à un défi commun par une action identique. C’est inédit et probablement porteur d’espoir pour peu que l’on abandonne un instant notre scepticisme maladif et que nous regardions en face tout ce dont nous avons été capables cette année. C’est sous la lumière crue de la façon dont nous avons affronté cette épreuve que nous pourrons regarder en face les défis qui se présentent à nous, ni avec arrogance, ni avec fatalité, ni avec peur, mais avec confiance, la confiance de celles et ceux qui ont surmonté des épreuves en prenant des mesures qui semblaient pourtant impossibles à envisager. Or, accomplir l’inenvisageable, c’est exactement ce que nous avons fait.
Ainsi, c’est alors que nous entrions dans un printemps de plus, passagers d’un monde qui ne s’arrête jamais et où les flux humains, commerciaux, financiers, algorithmiques battent la cadence frénétique d’une humanité en surchauffe, que nous avons collectivement décidé de nous arrêter, de tout arrêter et de nous confiner. Se confiner c’est s’enfermer mais c’est aussi atteindre les confins, ceux d’un territoire, peut-être d’une époque ou simplement de nos vies. Le fait est que le premier confinement a d’abord touché chacune de nos vies de plein fouet en nous renvoyant à nos conditions, à nos sensations et à nos interrogations, celles que l’on trimballait avec nous, dans nos métros, nos avions, nos embouteillages, sans jamais prendre le temps de les regarder en face. Je continue de penser que ce premier confinement a permis à beaucoup d’entre nous de prendre le temps et le recul nécessaires pour poser les justes diagnostics sur des existences vidées de leur sens, en pilotage automatique. L’impact de cette période se fera sentir longtemps et profondément dans nos choix de modes et de lieux de vie, de déplacements, d’orientations, de rapports à la famille, aux amis, à la culture et à la convivialité. Tous ces changements profonds ne sont pas encore visibles, mais ils sont en chemin.
Par ailleurs, sur un plan plus collectif, dans un monde qui ne carbure qu’à la croissance, nous avons accepté sans autre forme de fabrication de la décision que l’adhésion volontaire, d’agir de façon puissante et coordonnée non pour créer davantage mais pour préserver. Préserver la santé, préserver les systèmes de santé, préserver les populations à risque et pour ce faire, sacrifier notre modèle économique et certainement d’autres populations fragiles.
Nous pourrions le déplorer, mais quand il est le résultat d’un élan collectif, le sacrifice de soi au profit de l’autre ou de la collectivité, est un signal de civilisation car il nous éloigne de l’instinct pour nous rapprocher de l’éthique, pour nous réunir autour des valeurs qui nous dépassent et qui parfois même nous desservent. Par ailleurs, l’acceptation de la contrainte volontaire à laquelle nous nous sommes soumis au nom de la protection des autres, devait être un motif de fierté car elle est une preuve de solidarité, de fraternité et finalement d’humanisme. Il y a évidemment des voix pour dénoncer les confinements et l’arrêt de l’économie, souvent au nom des plus précaires. Il y a en aura d’ailleurs de plus en plus au fur et à mesure que nous avancerons dans la crise économique qui s’ouvre mais la plupart du temps, leurs hurlements viennent moins du coeur que du portefeuille et ce qui sort de leur bouche a plus la sonorité de la cupidité que celle de l’empathie.
L’empathie, il en fut cependant question durant cette terrible année où nous avons réhabilité cette phrase si peu usitée de nos temps, « prends soin de toi ». Soudain, nous nous soucions des autres et nous prenions des nouvelles non pas convenance mais par bienveillance. Par ailleurs, les trésors de solidarité déployés pendant cette période mériteraient une plus grande mise en lumière, tant ils témoignent d’un génie humain tout aussi puissant que celui qui permet d’envoyer des sondes sur mars, de greffer des coeurs ou d’ensemencer les nuages. Partout, tous les jours, des femmes et des hommes se sont organisés pour en aider d’autres à mieux vivre, à mieux manger, à faire leurs courses, à communiquer, à étudier et bien sûr à se soigner. C’est à la lumière du courage de toutes ces belles âmes, en blouses bleues, en blouses blanches mais aussi sans blouses, que nous avons redécouvert le rôle essentiel tenu par tous ces invisibles, dans les hôpitaux, dans les epahd, mais aussi dans les écoles, dans les supermarchés, dans les services de collectes, de livraisons, d’entretien et de nettoyage, dans les champs et sous le serres de nos agriculteurs, partout où l’activité a été maintenue coûte que coûte, pour permettre la continuité de la vie.
Par ailleurs, face à cette pandémie, le « quoi qu’il en coûte » lancé dès les premiers jours par le Président de la République aura trouvé un écho sans précédent dans l’histoire économique de notre pays, de notre continent et peut-être de notre planète. C’est ainsi que nous avons pu (re)découvrir en France, les bienfaits de l’État Providence, non en tant qu’Etat nounou comme je le lis parfois, mais en tant qu’État solide et solidaire, un État qui a manifesté à travers ses fonctionnaires, son extrême résistance aux chocs. Nous nous plaignons souvent de l’inertie de cette monstrueuse machine étatique, de son coût, de ses lourdeurs, de ses lenteurs, mais elle a manifesté les qualités qu’elle cultive en contrepoints de ses défauts, et en particulier une réactivité qu’on ne lui connaissait pas. Ainsi les services du Ministère du travail, du Ministère de l’Économie et des Finances, ont-ils fait preuve, partout en France, afin de pouvoir accompagner les entreprises sans trésorerie et leurs millions de salariés sans travail, d’une efficacité incroyable face à une volumétrie sans précédent. Dans un pays qui se plaint et qui se moque souvent de son administration, il faut dire haut et fort que ce que ces femmes et ces hommes ont accompli cette année s’est révélé tout à la fois essentiel et salvateur.
Tous ces dispositifs sont certainement imparfaits et pour certaines entreprises, insuffisants, ils n’en demeurent pas moins exceptionnels et exceptionnellement rares, pour ne pas dire uniques au monde. Certains y verront la marque d’un État prodigue, d’autres d’une économie collectivisée, d’autres enfin deviseront sur les dettes que nous laissons à nos arrières petits-enfants… j’y vois l’empreinte de notre pays, de la singularité de son modèle de solidarité et d’un principe de réalité selon lequel lorsque la maison est en flammes, il faut être fou ou irresponsable pour vouloir économiser l’eau ou négocier le prix du tuyau d’arrosage.
L’année qui s’achève est porteuse de peines et de cicatrices indélébiles mais aussi d’exploits et d’espoirs que nous n’aurions jamais imaginés ou espérés il y a un an. Ne tournons le dos ni aux unes ni aux autres et cherchons tout ce que cette épreuve inattendue est venue nous enseigner, que ce soit à titre individuel ou à titre collectif. Dans ces jours de transition entre deux années, traditionnellement dévolus aux tendresses et aux gourmandises, prenons le temps de parcourir le souvenir de cette année, de nos faiblesses, de nos surprises, de nos chagrins, de nos sursauts, de nos réponses, pour y puiser ce que l’épreuve nous a permis de révéler. Ce n’est pas superflu, c’est essentiel, c’est précieux, c’est utile.
Le vaccin qui arrive depuis quelques jours sur notre sol est le symbole parfait de tous ces exploits que forgent la volonté et l’intelligence humaines quand elles sont conjuguées, et de tous ces espoirs de voir enfin le bout du tunnel. Pourtant, si efficace soit-il, ce vaccin sera inopérant sur tout le reste, et en particulier sur la crise économique qui vient et la crise sociale, voire humanitaire qui la suit. Pour la soigner, il n’y aura ni vaccin, ni remède, seulement notre capacité à conserver de cette épreuve ce qui nous a ébranlés, reliés et finalement améliorés, en tant qu’espèce, en tant que société et qui aura rappelé à ce vieux peuple toute la force et la résistance qu’il recèle. Dans le temps qui vient et face aux crises profondes qui l’accompagnent, la molécule dont nous auront besoin pour affronter et dépasser ces épreuves, constitue la raison d’être de toute civilisation, de toute société, de tout progrès et de tout humanisme. Elle se nomme Solidarité.
Crédit photo AFP
2020, année d’une épreuve salutaire suffisante pour nous sortir de notre aveuglement, définitivement ? Ou en appelle-t-elle d’autres plus refondatrices encore ?
Il est certain qu’il y en aura d’autres.
Très beau texte !
Merci !
Merci pour ce nouveau papier Xavier. Et oui, nous allons affronter des crises sociales et économiques qui nous effraient a priori. Et oui, nous ne sommes plus droits dans nos bottes comme cela a pu l’être auparavant. Et oui, nous sommes inquiets. Or, vous avez raison, du fond de ces retraites confinées, de ces éloignements et ruptures obligées, nait, éclot, s’épanouit, -je le sens-, une certitude d’amour, un fondement nouveau de liens à préserver et à cultiver. Comme si cette pandémie avait permis que et la peur de l’autre et le complexe, et le dédain de l’autre et le ressentiment s’estompent, petit à petit, pour nous rapprocher et nous permettre d’agir plus spontanément, plus librement malgré les masques et les distances sanitaires. Parce ce que nous avons compris, ou du moins comprenons peu à peu où se situe l’essentiel.
Nice post thanks foor sharing