Communautés et nation

Communauté(s)

Il y a quelques mois, à la suite d’un attentat terroriste perpétré sur notre sol, le Ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, interrogé sur un plateau de télévision, eut cette formule: « Ça m’a toujours choqué de rentrer dans un hypermarché et de voir qu’il y a un rayon de telle cuisine communautaire, c’est comme ça que ça commence le communautarisme. » Cette phrase a suscité beaucoup de réactions – c’était d’ailleurs probablement son seul objectif – sans pour autant que nous puissions définir dans cette analyse pour le moins rapide, si le Ministre s’inquiétait qu’il existât du communautarisme, des cuisines communautaires ou même des communautés.

Et pour cause, la France, une et indivisible, ne reconnait que les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion et c’est pourquoi « Dans la République, il n’existe qu’une seule communauté, c’est la communauté nationale. » Combien de fois répétons-nous cette phrase, comme un mantra identitaire, un champs magnétique de protection contre l’incursion communautariste, une prière païenne qui invoquerait Marianne comme le centre de nos vies.

Et pourtant, est-ce toujours vrai ? Historiquement et intellectuellement oui, la communauté nationale existe et elle englobe la Nation en tant que réunion des citoyens qui décident de vivre ensemble et en accord avec les principes fondamentaux de la République. Le sentiment national a d’ailleurs largement précédé la République puisqu’il est probablement né au moment de la Guerre de Cent Ans. Pourtant, dans les faits, la communauté nationale a peut-être cessé d’exister en tant qu’entité unique, le jour où la taille et la diversité de la nation ont dépassé la capacité d’accueil et de cohésion de la communauté.
Pour le dire autrement, la communauté nationale, tout comme notre modèle républicain laïque, s’est fondée sur une nation mono-confessionnelle qui s’accommodait parfaitement de la cohabitation entre la mairie et l’église, et sur un projet commun qui était la plupart du temps la guerre et la nécessité de s’unir contre un ennemi extérieur clairement identifié. La fragmentation des croyants et des non croyants, l’accroissement de la population en nombre et en diversité, l’inclusion de nouvelles religions et de nouvelles cultures et l’absence durable de guerres (inédite dans l’Histoire de France) ont rendu quasiment impossible la manifestation de l’unité nationale, à l’exception notable mais finalement symptomatique de quelques rares et fugaces liesses sportives.

Certains voient dans ce diagnostique, la nécessité d’un retour à la situation ex ante par je ne sais quelle politique illusoire ou flatterie populiste. Mais c’est impossible car la communauté est un corps social, vivant, qui se nourrit par addition et que son évolution transforme inexorablement, sans possibilité de retour. Dès lors que la communauté nationale résulte de son histoire, il nous revient, non de vouloir modifier sa composition, mais de trouver ce qui permet l’expression de sa cohésion et la réalisation d’une volonté commune.

Concomitamment, nous vivons une crise de la citoyenneté qui peine désormais à s’imposer comme cadre principal de l’évolution des pratiques et des choix de l’individu dans la cité. Or, le citoyen n’a jamais suffit à définir l’individu, et les valeurs de la République pour universelles et supérieures qu’elles soient, ne peuvent suffire à nous nourrir en tant qu’individu. Aucun d’entre nous n’est réductible à son adhésion à la constitution française, au code civil ou même à sa connaissance enflammée de l’Histoire de France. Nous appartenons toutes et tous à des communautés, géographiques, religieuses, culturelles, linguistiques, politiques, spirituelles, sportives, ludiques, éducatives, alimentaires, scientifiques, artistiques. Nous sommes tous les produits complexes de combinaisons subtiles dans lesquelles cohabitent nos croyances, nos appétences et nos appartenances pour former notre identité. Nous sommes humains avant d’être individus et individus avant d’être citoyens. Vouloir nous réduire à notre qualité de citoyens c’est nier tout ce qui en amont nous qualifie, nous décrit, nous définit, par nos goûts, nos accointances, nos parcours, nos accidents de parcours, nos amitiés ou nos passions.

Enfin, si l’adhésion citoyenne ne suffit pas à définir l’individu, l’individu, lui, a pris des dimensions écrasantes dans nos sociétés post-modernes, d’abord parce que la société de consommation a flatté l’individu pour en faire un roi-glouton, ensuite parce que l’individu a cherché dans la pratique communautaire ce dont la mondialisation le privait. Le fait est que nous vivons dans un monde global où nous nous retrouvons toutes et tous avalés par des modèles uniformisés, qu’il s’agisse d’alimentation, d’habillement, de culture ou de langue. Fondée sur sa propagation, la mondialisation nous a colonisés et à transformé nos villes, nos gares, nos aéroports, nos centres-villes, nos stades, nos musées, nos modes, nos références, en hub planétaires ou tout se ressemble et s’interchange sans que nous n’ayons plus rien à dire qu’adhérer. Or l’individu veut tout à la fois être dans le monde et unique au monde.

Alors nous composons, nous déjouons, nous dérivons… le même téléphone pour tous mais une communauté différente pour chacun. Ce que la mondialisation nous a retiré de singularité, nous sommes allés la cultiver ailleurs, à hauteur d’homme, à hauteur de quartier, de temple, de club, à hauteur de communauté. À force d’assimilation, nous avons développé des réseaux parallèles d’appartenance et d’identité, qu’ils soient virtuels ou réels, régionaux, cultuels, culturels ou spirituels. Et chemin faisant, nos appartenances communautaires en prenant de plus en plus de place, sont entrées en compétition avec toutes les autres, et donc avec la communauté nationale.

Cette compétition n’est pas forcément néfaste mais certains, à force de dérives et de radicalité, font sécession. Cette volonté de s’extraire de la communauté nationale se traduit d’abord par les comportements qui méprisent les valeurs avant d’enfreindre les lois. Ce choix de tourner le dos à la République, à ses usages et à ses lois, c’est le communautarisme. Il est condamnable et il doit être sanctionné, d’abord au nom de la République, au nom de l’État de droit, au nom du respect de nos valeurs communes mais aussi au nom de la communauté qu’il dévoie.

Une fois le communautarisme clairement désigné et circonscrit, il nous revient de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain en confondant le mal et le patient. Dès lors, sauf à vouloir faire de la politique sur des raccourcis, il est pour le moins malheureux de confondre la communauté et la dérive communautariste, et de vouloir faire croire qu’il y aurait dans le rayon halal d’un supermarché, l’origine du mal, sauf à vouloir instrumentaliser la colère qui brouille le jugement. Les communautés existent, elles participent à l’expression de la diversité de et dans notre pays et elles le font généralement dans le strict respect des lois et des usages républicains.

Par ailleurs, derrière cette question de la place et de la composition de la communauté nationale se tient celle, plus épineuse, de l’identité nationale. Cette question continue de serpenter dans la vie politique de notre pays et d’opposer de plus en plus clairement des camps irréconciliables. D’un côté les tenants d’une France millénaire, chrétienne, blanche et « enracinée », de l’autre ceux d’une France séculaire, multi-culturelle, multi-religieuse, multi-ethnique et donc « en mouvement perpétuel », enfin au centre, la France, entière et paradoxale, vibrante et tremblante à la fois, perdue au milieu de ce monde hypertrophié où elle ne pèse plus que le poids de l’ombre portée de son Histoire.
La réalité est évidemment beaucoup plus complexe que cette opposition. L’existence de nos racines dépasse largement celle de notre hexagone et quand on est né en Provence au sein d’une famille méditerranéenne, les valeurs que vous recevez en héritage trouvent leurs sources aussi bien sur les deux rives de la Méditerranée que dans les tranchées de la Meuse, les maquis du Vercors ou les bois de la Colline Inspirée.

Pour s’en sortir, on dira que la France c’est justement tout cela et que la communauté nationale repose sur tout ce qui nous différencie sans jamais nous désunir, « des racines et des ailes » en somme. Dans ce débat entre la part de racines et la part d’ailes, nous devrions au moins être d’accord sur le fait que le plus important, ce ne sont ni les racines, ni les ailes, c’est la sève ou le sang, c’est à dire ce qui permet de vivre, que l’on soit arbre ou oiseau. Or ce qui coule dans les veines de nos identités est bien trop riche pour être résumé dans une seule définition et nous devrions en être conscients et fiers… mais voilà, « l’Occidental veut résoudre le monde. Faire de l’un avec du multiple. »1
D’ailleurs, il y a dans cette incroyable hétérogénéité une dimension qui fonde notre rapport à la nation, un rapport plus contractuel qu’inné, plus culturel que charnel, plus politique que spirituel, une volonté de vivre ensemble qui gomme les aspérités, « un plébiscite renouvelé tous les jours » pour reprendre les mots de Renan. Or, quand le désir de vivre ensemble s’étiole, les aspérités réapparaissent, s’étirent, gonflent et finissent par s’ériger en murs. C’est ce que nous vivons, par manque de vision partagée, de projets communs ou d’espérance collective. Ce qui nous ronge, ce n’est pas la diversité de nos racines, ce n’est pas l’atrophie de nos ailes, c’est l’incapacité de projeter une vocation commune.

Le débat sur notre identité est aussi inextricable que les nuances, les conflits et les interprétations qui la fondent et il est probable que ce puisse être un atout si nous étions capables de l’admettre non comme une faiblesse mais comme une part de cette identité, la reflet singulier de l’âme française, car cette sédimentation culturelle est aussi vieille que la France et elle en est constitutive.

Par ailleurs, cette incroyable diversité se retrouve dans la structuration des communautés elles-mêmes car à bien y regarder, il n’existe pas de communauté juive en France, mais il existe des communautés juives en France. Il en va exactement de même pour les catholiques, les musulmans, les protestants, les bouddhistes ou les Francs-Maçons qui ne se regroupent pas dans une même communauté, ni même ne se reconnaissent toujours entre communautés. C’est dire à quel point la menace d’une communauté prédatrice est un fantasme qui ne recouvre aucune réalité.

Dès lors, tant que nous traiterons les communautés comme des intruses tolérées, elles se comporteront au mieux avec indifférence, au pire comme des concurrentes de la République, mais rarement comme des alliées. Or la communauté nationale doit pouvoir porter une vision susceptible de rassembler, et de rassembler, sans plus les nier, les communautés présentes dans la Nation en dialoguant avec elles. Elle le fait d’ailleurs déjà quand le Président de la République se rend au diner du crif ou parle devant le clergé au Collège des Bernardins, qu’un Premier Ministre invite les grandes obédiences maçonniques ou qu’un Ministre de l’Intérieur travaille à la mise en place d’un Conseil du Culte Musulman. Le fait est que si la République est bel et bien la maison commune de tous les citoyens qui la composent, l’État lui, a besoin d’interlocuteurs pour parler aux citoyens et c’est exactement le rôle que jouent les communautés, au même titre que d’autres corps intermédiaires qui remplissent cette fonction sans que nous ne craignions constamment qu’ils balkanisent la France.

La réalité est que sans avoir eu besoin de les reconnaitre, les communautés sont partout sur notre territoire, mais surtout dans nos vies, et qu’il nous faut bien admettre qu’il n’existe pas une seule communauté qui serait la communauté nationale, mais qu’il existe une communauté nationale qui englobe toutes les communautés de la Nation et à laquelle elles doivent se soumettre. Une fois ceci posé, il nous faut, non pas nous en protéger en les renvoyant derrière les paravents de nos fausses pudeurs, mais trouver le moyen de bâtir le projet qui permettra la cohésion de la nation.

Ce qui manque, c’est donc un chemin commun, or ce chemin existe depuis le fondement de la République, il prône ce qui est susceptible de réconcilier tous les citoyens, tous les individus et toutes les communautés: l’humanisme c’est à dire la primauté de l’humain. Il se trouve d’ores et déjà au coeur de nos institutions et probablement à la source de nos engagements et de nos croyances privées et publiques, et il s’exprime ainsi, simplement et clairement: « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. »
Toutes les organisations, tous les corps, toutes les communautés qui fondent leur action sur cet engagement ou qui s’y soumettent, renforcent la République. Voilà le socle commun, voilà la vocation, voilà les valeurs autour desquelles la communauté nationale doit pouvoir rassembler toutes les communautés, « Car nous vivons une époque où l’alliance des bonnes volontés est trop précieuse pour tolérer qu’elles perdent leur temps à se juger entre elles. Nous devons, une bonne fois pour toutes, admettre l’inconfort d’un dialogue qui repose sur la disparité de nos natures, mais aussi admettre la nécessité de ce dialogue car nous visons chacun dans notre ordre à des fins communes, qui sont la dignité et le sens. »2

La dignité et le sens… tout ce qui vient après, est amendable.

1″Le chat du rabbin » de Joann Sfar.
2 Fragment du discours d’Emmanuel Macron, Président de la République, le lundi 9 avril 2018, devant les évêques de France, au Collège des Bernardins à Paris.

Une réflexion sur “Communauté(s)

  1. ‪Merci pour ce texte qui nous permet de réfléchir en prenant de la hauteur !‬
    ‪Il soulève en moi 3 questions :‬
    ‪ 1. La communauté nationale qui prévalait jusqu’à récemment n’est-elle pas plutôt l’héritage du catholicisme pour les valeurs morales et de la loi de Jules Ferry (1881-1882) pour l’attachement à la république et surtout pour l’uniformisation de la langue française ?
    2. Existe-il dans l’histoire des communautés nationales qui se soient créés dans d’autres circonstances que celles d’une guerre contre un ennemi commun clairement identifié (peut être les États Unis, mais ce n’est pas vraiment un exemple de communauté nationale soudée) ?
    3. Je me demande de plus en plus si il n’y a pas (malgré la bonne intention initiale) une trop forte contradiction entre liberté et égalité : l’égalité ne peut s’atteindre qu’en restreignant les libertés (aller à l’école, payer des impôts, respecter les lois, ne pas me faire justice moi-même, ne pas être négationniste, raciste, etc.). Et garantir la liberté à chacun nuit à l’égalité (les mieux lotis dominent, voire oppressent). La « communauté française » ne se bat elle pas constamment avec cette tension ?

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