Un monde parfait

La société de la dénonciation permanente est à l’œuvre. Elle est la fille préférée de « la société des hystériques » qui sévit depuis une dizaine d’années, depuis que le bruit est plus important que la justesse, que le ton est plus recherché que le sens, que l’image surpasse le texte, que la certitude est plus appréciée que le doute et l’accusation plus forte que le débat.

Cette société de la dénonciation a un but en forme de terminaison, un absolu après lequel elle s’acharne à courir pour le rattraper, à défaut de pouvoir le fabriquer, un monde où chacun aurait sa place totale, un monde d’avis autorisés, d’identités pures et séparées, un monde trié, où chacun à sa place, nous demeurerions là, sans jamais interférer avec les mondes des autres, un monde sans erreurs, un monde sans défauts, un monde sûr et certain, non pas un monde perfectible, mieux que ça, un monde parfait.

La perfectibilité du monde est un beau chemin en légère pente montante, sinueux et vallonné, jalonné par la volonté d’être meilleur et la certitude de toujours pouvoir progresser. Ce chemin de perfectibilité est louable et salvateur et il devrait être celui que nous emprunterions toutes et tous, chacun à son rythme, sans désir de gagner, mais avec cette conscience de faire progresser l’ensemble à chacun de nos pas individuels.
La recherche de la perfection en revanche est la route descendante qui mène en enfer, une ligne droite bordée par l’amour de soi et la peur de l’autre, une route où nous avançons comme des possédés depuis que nous croyons que nous sommes capables d’avoir raison seuls, aveuglés par cet impossible idéal et shootés à l’adrénaline de la colère et de la vérité auto-révélée.

Dans cette ligne de plus grande pente, lancé en roue libre, à toute vitesse et sans frein, chacun hurle sa vérité première et dernière, contre tous ceux, innombrables, qui ne sont pas comme il faut, qui ne pensent pas comme il faut, qui ne marchent pas comme il faut, c’est à dire juste comme moi. Il n’y a plus de place que pour la ligne droite, ma ligne droite, celle de mon clan, de mon club, de mon cluster idéologique. Cette ligne droite porte un nom, orthodoxie, l’opinion droite, celle qui est partagée par la certitude du plus petit entre-soi possible ou par l’émotion vibratoire du plus grand nombre.

Dans cette course effrénée, la seule trajectoire possible est celle qui ne dévie jamais de son objectif et de son axe. Toute trajectoire différente, toute voix dissonante, toute réflexion discordante est une transgression qui appelle dénonciation et condamnation.
C’est ainsi que chaque déclaration, chaque tweet, chaque dessin, chaque film, chaque photo, chaque texte est scruté sous tous les angles, y compris ceux qui n’ont rien à voir avec son propos, si bien que chaque déclaration, chaque tweet, chaque dessin, chaque film, chaque photo, chaque texte, est désormais attaqué, dénoncé et condamné, par n’importe quelle fraction revendicatrice de son droit à [complétez comme vous le souhaitez], et qui se trouve choquée, indignée, attaquée, blessée, meurtrie, traumatisée, discriminée, exclue, inclue, avilie, [liste non exhaustive], par la phrase qu’il ne fallait pas prononcer, par le silence forcément coupable de celui qui aurait dû parler, ou simplement par le dessin de deux pingouins qui parlent. Plus rien ni personne n’est à l’abri, chaque chose en ce monde est désormais l’ombre portée d’une inspiration suspecte, qui appelle enquête, réquisitoire et verdict, chaque verdict impliquant à son tour une nouvelle enquête, un nouveau réquisitoire et une nouvelle condamnation. Dans cette spirale sans fin, nous finissons tous un jour où l’autre par céder à l’appel du procureur en nous pour pointer les indignités, les ombres, les soupçons, jusqu’à nous attaquer à tout ce qui passe sous nos yeux, de la Flute enchantée aux Aristochats, de la déclaration de n’importe qui à l’affirmation de n’importe quoi.

Mais dans ce délire désormais collectif, il y a pire que d’avoir un mauvais avis, il y a l’interdiction d’en avoir un. En effet, de plus en plus fréquemment, au nom de notre essence même, on nous interdit de prendre position, voire même de prendre la parole sur un sujet pour lequel nous serions systématiquement et préalablement suspects.
Ainsi, ai-je assisté il y a quelques jours à un débat dont le titre était: « Un homme peut-il être féministe ? » et j’ai été abasourdi par cette idée finalement défendue par de nombreuses participantes et quelques participants, que non, un homme ne peut pas être féministe au motif qu’un homme ne peut pas ressentir les méfaits du machisme, du sexisme, du harcèlement, de la relégation, de la charge mentale, etc. En fait, un homme ne peut pas être féministe puisqu’un homme ne peut pas être une femme et qu’à ce titre, il est soit coupable, soit suspect. Au mieux, un homme peut-il être un allié du féminisme mais il lui est expressément demandé de le faire silencieusement au risque de passer pour un paternaliste, ce qui est une façon polie de le ramener à sa condition première de mâle qui cherche à dominer, et qui maquille son secret désir de domination sous une ruse teintée d’un féminisme simulé.

De la même manière, un blanc ne peut évidemment pas porter le combat anti-raciste, un non végan ne peut pas porter le combat pour le bien être animal et un hétérosexuel ne peut évidemment pas porter le combat contre l’homophobie. C’est un vieux débat qui parcourt l’histoire de la philosophie de la Grèce Aristotélicienne jusqu’au sartrien premier étage du café de Flore, pour déterminer une bonne fois pour toute, qui de l’essence ou de l’existence précède l’autre. Le fait est que si ce débat est passionnant, il est inattendu de le retrouver sur la place politique comme un argument de dénonciation de l’autre, sauf à renouer avec des théories qui nous ont mené dans le passé au pire et d’abord à cette idée que chacun devrait finalement demeurer dans sa sphère, sa communauté, sa condition essentielle, sans jamais interférer avec les autres.

Il y a dans cette injonction permanente une idée de l’enfer qui habite le monde parfait. Un monde dans lequel chaque avis est suspect puisqu’il est forcément soumis à nos conditions de réflexion et de détermination individuelles, à nos contradictions subies ou choisies, à notre nature même, à notre genre, à notre orientation sexuelle, à notre couleur de peau, à tout ce qui devrait nous qualifier et qui finalement nous disqualifie. Dans ce monde parfait, nous vivrions donc dans les groupes sociaux auxquels notre nature et nos caractéristiques nous prédisposent. Ce n’est donc plus une société, seulement une juxtaposition de clans séparés et hermétiques. Il y a là, la définition même de ce qu’est le mal absolu mais que je n’ai pas le droit de combattre au motif qu’il a été initié par des semblables.

Pourtant, le droit de porter un combat ne devrait jamais être réductible au fait d’en tirer la légitimité qui serait issue de notre nature ou de notre condition mais seulement de notre action et de notre sincérité. Oui, j’affirme qu’un homme peut-être féministe et qu’il l’est à chaque fois qu’il agit pour et au nom de l’égalité entre les femmes et les hommes. Je ne suis pas une femme, c’est un fait, et cela m’interdit de ressentir dans ma chair ce que peuvent ressentir les femmes victimes des hommes, mais cela ne fait pas de moi un complice, un suspect ou un coupable par nature. Cela m’oblige certainement à être meilleur, à faire plus, à faire, tout simplement, mais cela ne devrait pas m’interdire de faire et de dire au motif que je serais un facteur d’affaiblissement ou du corruption du juste combat. Le combat féministe, tout comme le combat antiraciste sont des combats humanistes, qui appellent non pas les membres de la communauté attaquée à se défendre seuls, mais qui impose à la communauté humaine dans son ensemble de bannir tout ce qui concourt au racisme, au sexisme, à la discrimination, à la violence, au nom de ce qui nous réunit et qui précède tout ce qui nous distingue. C’est ainsi que la Déclaration des droits de l’Homme est universelle et non pas catégorielle et qu’elle rappelle que « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. »

Où sont notre raison et notre conscience si nous ne sommes plus capables de dépasser nos déterminants et qu’avons-nous fait de l’esprit de fraternité, si l’autre est d’abord un suspect avant que d’être une soeur ou un frère. Si pour combattre l’idéologie selon laquelle il existerait des races au sein de l’espèce humaine et qu’elles seraient soumises à une hiérarchie, il devient nécessaire de ne pas appartenir au groupe qui a engendré cette idéologie, alors nous aurons fait le chemin inverse sans jamais changer de pente et nous recommencerons à nous détruire. C’est en cela que le monde parfait est une promesse totalitaire. La seule voie possible c’est celle de la perfectibilité, d’un chemin de progrès où chacun a sa place à prendre, son rôle à jouer et sa responsabilité à tenir, non pas seul mais en interdépendance avec tous les autres. C’est un effort collectif, un effort mixte, un effort pluriel qui se nourrit quotidiennement de chaque volonté individuelle de dépasser son essence, sa nature, par l’éducation, par la culture, par son action. Si notre essence nous précède, notre liberté nous permet, par l’action, de guider notre existence pour converger vers le meilleur de nous, dans le respect de ce qui nous différencie, mais au nom de tout ce que nous avons en commun, notre humanité… « De même que les cordes du luth sont seules pendant qu’elles vibrent de la même harmonie. »

Photo JR « Inside Out » « Au Panthéon ! »

4 réflexions sur “Un monde parfait

  1. Sur la pente de « l’envers de l’humanisme » (Claude Jannoud), par hybris, creuset de la pensée uniformisante, standardisante, nous filons vers un totalitarisme aveuglé par l’universalisme de l’argent comme finalité,
    Décidé à oublier la culture rayonnante, notre monde régresse au défi des valeurs humaines qui l’ont fondé. Oublieux par cécité individualiste et hédoniste, que « cette chose qu’il faut faire, c’est moi qui dois la faire » (Vladimir Jankélévitch), .

    1. La question n’est pas tant d’avoir un avis ou une opinion divergente réprimée, mais d’avoir toujours les mêmes pour « parler au nom de » dans les mêmes médias sans jamais avoir les premiers intéressés autour de la table.

      Combien de débats sur le voile, la jeunesse, la condition féminine, l’homosexualité sans jamais un représentant de ces derniers autour de la table ?

      Cela n’a que trop duré et désormais les principaux intéressés demandent aux premiers de ne plus s’arroger le droit de parler au nom de tous.

      C’est un mouvement peut-être difficile à accepter mais nécessaire.

  2. Merci on se sent moins seul ! Je suis un homme blanc carnivore, et mes sensibilités féministe, antiraciste et antispéciste sont souvent disqualifiées à ce titre par les tenant.e.s de la version « forte » d’une de ces luttes…

  3. Bravo pour cet article. Encore une fois vos arguments font mouche (pour moi en tout cas). Cette société me fait peur aujourd’hui, notamment la jeunesse avec ces mouvements jusqu’au boutistes tout azimut qui, en raison d’une revendication première sans doute légitime, ne tolèrent plus l’autre. Entre victimisation constante et intolérance, je ne vois plus de chemin possible quelque soit le sujet et cela me consterne vraiment…

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