La crise du Covid-19 s’apprête à boucler sa première année. J’écris « première » car désormais, rien ne peut totalement nous prémunir contre l’impensable perspective qu’elle puisse durer plusieurs années encore. Nous étions en mars 2020, le printemps pointait le bout de son nez et avec lui son cortège de couleurs, d’odeurs et de douceurs. Et puis tout s’est arrêté et notre monde, notre mode de vie et finalement nos vies, ont basculé. Ça ne devait durer que quelques semaines… puis quelques mois. Après la parenthèse d’un premier confinement irréel et finalement chargé de l’énergie de la nouveauté, nous avons déconfiné, repris le temps d’un été nos vies de fêtards immortels avant de replonger dans les couvre-feux, les reconfinements, les masques tout le temps, la vie à moitié, la vie entravée, noël séparés, et un début de nouvelle année encalminé, scotché, désincarné.
Comme beaucoup, avec l’arrivée des vaccins, je m’étais imaginé, comme un pied de nez à l’histoire, que nous revivrions à la mi-mars… juste un an après le séisme, et que nous prendrions à cette occasion le temps de fêter la vie revenue et tous ses rites sacrifiés, ces mains qui se serrent de nouveau, ces joues qui se touchent, ces corps qui s’embrassent, ces tablées joyeuses et pétaradantes collées les unes aux autres, les concerts, les festivals, les danses humides, collées, volcaniques, les vagues de départs et de retours, les vagues oui, les vagues… Mais en guise de vagues on scrute la 3ème, pour tout horizon de liberté un énième confinement et pour voyager, les variants brésiliens, sud-africains ou anglais.
Cette pandémie est décidément pleine de surprises et pleine de ressources, à tel point qu’il m’arrive de m’inquiéter qu’elle puisse en avoir plus que nous, car non contente de détruire les tissus pulmonaires de ceux qu’elle touche, elle attaque les tissus psychologiques de ceux qui lui échappent. La Covid-19 nous ronge, nous use, nous isole et ce faisant elle nous donne non plus à vivre, à découvrir et à échanger mais à angoisser, à stagner et à ressasser. Autant le premier confinement avait ouvert une brèche dans nos certitudes et fait surgir des pensées et des solidarités nouvelles, autant la suite a étouffé toute velléité d’exploration pour nous renvoyer à nos conditions de femmes et d’hommes modernes, soudainement inutiles, catatoniques, posés là au milieu d’un monde qui ne rime plus à rien, nous intimant de ne plus circuler pour éviter les contaminations mais de continuer à circuler quand même pour éviter la faillite. Alors, l’incompréhension et la colère montent pour dénoncer tour à tour la lenteur ou la précipitation, l’amateurisme ou le machiavélisme, l’indécision puis l’autoritarisme, dans une dynamique schizophrène où nous voulons tout à la fois vivre et éviter le risque, mais surtout ne subir aucune des conséquences de ces deux choix contradictoires.
Pourtant s’il n’y avait que les frottements d’une opinion versatile, ce ne serait pas si grave, s’il n’y avait que la perspective d’un défi à relever, ce serait presque exaltant, s’il n’y avait que la certitude d’une crise de plus à affronter, nous en aurions sans doute la force, mais ce qui se dessine dans le secret de nos masques est plus profond, plus insidieux et surtout plus puissant, car ce qui grandit en nous c’est finalement la perspective d’une épreuve en forme de désolation sociale. Après la perspective des longues files devant les services de réanimation, vient une réalité contre laquelle nous nous cognons jour après jour, celle des files qui s’allongent devant les locaux des associations et des banques alimentaires. Les grandes crises qui interviennent dans les sociétés capitalistes répondent à une règle immuable selon laquelle lorsque la récession vient, les riches renforcent leurs patrimoines, les classes moyennes se précarisent, les précaires deviennent pauvres et les pauvres meurent. Cette perspective-là devrait nous mobiliser au moins autant que celle qui nous a confinés en mars dernier, non plus au nom de la sauvegarde de notre système de santé mais de la pérennité de notre modèle social et de son corollaire, la démocratie. Préserver ce qui nous est cher devrait être le fondement d’une nation encore capable de porter des projets à sa hauteur et une espérance à la hauteur de chacun.
L’incapacité à projeter l’espoir d’un jour meilleur porte un nom qui n’appelle aucun remède: Le désespoir. Pire encore, dans un pays déjà à fleur de peau depuis plusieurs années, le désespoir est un ingrédient qui exalte la perte de sens et de repères et qui aiguise un peu plus le tranchant des divisions et des fêlures d’un peuple atomisé. « Le désespoir est une forme supérieure de la critique » chantait Ferré. C’est tellement juste que c’en est troublant. C’est également un chemin en descente, une ligne de plus grande pente qui ne conduit pas vers le meilleur de nous.
Les fractures sociales, les digues culturelles, les guérillas politiques, les suspicions permanentes, tout concourt à nous enfermer par certitude, par servitude ou par peur, dans nos citadelles individuelles, nos clans, nos plus petits dénominateurs non communs. Or, le désespoir c’est d’abord celui de la solitude, de la séparation, de l’absence irrévocable de l’autre, le désespoir c’est l’incapacité à voir au delà de la douleur, de la peur, du malheur, parce que l’on est seul, irrémédiablement, et que, contrairement à ce que l’on a voulu croire depuis des décennies, seul, on ne peut rien. Il y a effectivement dans cette crise plurielle le terme d’un mode de pensée et d’action selon lequel il ne fallait compter sur personne d’autre que soi. Nous touchons aujourd’hui du doigt la formidable fragilité d’un monde qui repose sur l’autonomie seule.
Or, si cette crise est l’ombre portée d’un monde en bout de course, c’est que le soleil brille encore. Dès lors, comment dépasser ce désespoir, comment opposer à cette tempête les ailes d’un nouvel envol, comment canaliser cette énergie pour en faire surgir des modèles vertueux. Car l’énergie est là, partout, perdue mais partout. C’est l’énergie du doute, des disputes, des contestations, des batailles d’égos, des débats, des injures, des urgences, des réanimations, des non essentiels, de la peur, de la mort, des souffrances, des chagrins, l’énergie du désespoir… Mais aussi l’énergie de la solidarité, des bénévoles, des soignants, de la recherche, des essentiels, l’énergie de la reconnaissance, des applaudissements, des encouragements, de la responsabilité, des patiences, l’énergie des espoirs.
Ce qui est à l’oeuvre dans cet enchevêtrement d’énergies, c’est un combat qui oppose en chacun de nous nos instincts et notre raison, nos lâchetés et nos courages, nos craintes et nos audaces, nos sourires et nos grimaces. Au terme de ce combat se tient une réalité et une seule, notre incapacité à savoir seuls, à trouver seuls, à agir seuls, à nous organiser seuls et finalement à nous sauver seuls. Il y a au centre de la crise de la Covid-19 un microscopique virus qui nous relie les uns aux autres et qui nous impose une réalité, celle de notre interdépendance, sanitaire, écologique, économique, sociale, mondiale, humaine. En confinant au printemps dernier des milliards d’humains dans un mouvement de contraction planétaire sans précédent, nous avons sans doute effleuré ce phénomène auquel nos trajectoires individualistes avaient tourné le dos depuis longtemps et qui, seul, fait bouger les lignes de nos sociétés, de nos civilisations et de notre Histoire: La mobilisation, non pas celle qui nous fait acheter ensemble, courir ensemble, liker ensemble mais celle qui nous rassemble au nom de quelque chose qui nous dépasse et qui nous donne la force d’agir ou d’arrêter d’agir, ce sacrifice inédit mais certainement pas vain.
À l’heure où beaucoup se moquent de cet hypothétique « monde d’après » qui n’est jamais venu, se pourrait-il qu’il soit là, sous nos yeux et que nous nous entêtions à ne pas le voir. Et si justement le monde d’après était ce monde qui assumerait enfin sa fragilité et ses limites et qui admettrait la solidarité comme une vraie réponse politique. Car c’est exactement ce que nous venons d’accomplir et de tenir pendant un an, une solidarité sans précédent, sans équivalent, que ce soit par les sacrifices acceptés, les privations concédées, les isolements honorés, les masques généralisés… Nous avons tenu, nous avons réussi, par notre seule volonté de nous protéger les uns les autres; nous avons évité l’effondrement économique et social par le concours des dispositifs d’aide qui sont justement le bras armé de la solidarité nationale, nous nous sommes adaptés collectivement pour préserver les vies, les soignants, les emplois. Pourquoi n’y aurait-il pas là le fondement d’un modèle de société où la solidarité serait l’aile d’un nouvel envol, un monde où nous serions légitimement fiers d’avoir sacrifié pour sauver et qui mettrait tout en oeuvre pour soutenir désormais avec la même force, ceux qui vont devoir l’être, et d’abord la jeunesse et tous ces nouveaux vulnérables que le virus a épargnés mais que la crise précipite. Et si remettre l’humain au centre n’était pas seulement une phrase de plus dans un discours ? Et si protéger l’autre, « quoi qu’il en coûte », était le fondement du « monde d’après » ?
Au désespoir de l’immobilisation il faudrait opposer la mobilisation des espoirs, car si tout est réuni pour que le pire advienne, c’est que tout l’est également pour que le meilleur soit possible, et à cet instant, tout est possible. Mais quel possible voulons-nous ? Très franchement je n’en sais rien. Mais j’ai deux convictions, la première, sombre comme une nuit de nouvelle lune, que celles et ceux qui vont parier sur l’énergie du désespoir pour imposer leurs certitudes et leurs radicalités vont être de plus en plus nombreux, drapés dans la religion, le nationalisme ou la dénonciation du grand complot, cherchant par l’ordre ou le désordre à instaurer le même totalitarisme. La seconde, lumineuse comme l’évidence d’un matin de printemps, que seul un humanisme agissant est susceptible d’ouvrir le chemin du véritable progrès, ce « pas collectif » décrit par Hugo, cette coalition des bonnes volontés qui voient dans la dignité de l’autre le salaire de leur engagement et qui ont compris qu’il n’existe pas de plus grand profit que d’être utiles les uns aux autres.
Illustration: Union Square by Stik