La guerre des capitalismes

Emmanuel Faber, PDG de Danone a été débarqué le 14 mars par le Conseil d’Administration du groupe qu’il dirigeait depuis 2017. Emmanuel Faber n’a pas été viré parce qu’il avait de mauvais résultats mais parce que certains actionnaires en attendaient de meilleurs. Quelques heures après son éviction, certains commentateurs ont commencé à évoquer des problèmes de management solitaire et autoritaire. C’est possible mais soyons lucides, si le cours de bourse de Danone avait sur-performé celui de son secteur, Emmanuel Faber aurait pu se rendre quotidiennement à son bureau en véhicule militaire sans qu’aucun fond actionnaire n’y trouve à dire quoi que ce soit. C’est bien parce que le rendement de l’action Danone est inférieur à celui de ses concurrents (Nestlé et Unilever en particulier), que le conseil d’Administration a répondu favorablement à l’injonction des fonds activistes qui réclamaient la tête du PDG isérois. Rien de surprenant donc et finalement rien de choquant non plus dans un monde économique qui est très souvent dirigé par les cours de bourse. Pourtant, derrière cet évènement banal de la gouvernance d’une grande entreprise se dessine quelque-chose de plus profond, qui mérite que l’on s’y arrête quelques instants.

Emmanuel Faber avait engagé une mutation des structures de l’entreprise qui correspondait à sa culture initiale, celle voulue et léguée par son fondateur Antoine Riboud: Un groupe dont la dimension sociale était prépondérante, fondé sur un capitalisme qui ne devait pas écraser l’humain mais au contraire qui devait rétribuer le travail par la redistribution d’une partie de ses résultats. C’est ainsi que le groupe Danone a développé une politique de rémunération par l’intéressement, la participation aux résultats et l’épargne salariale, parmi les plus généreuses des entreprises françaises. Cette dimension là avait été enrichie sous la présidence de Franck Riboud par deux nouveaux axes stratégiques que sont la santé et l’environnement. Cette histoire avait été couronnée par la labellisation de Danone en tant qu’entreprise à mission en 2020.

Il y avait au coeur de cette démarche une idée maitresse, celle que l’entreprise est un lieu de transformation de la société et d’élaboration de notre mode de vie, car l’entreprise a un rôle politique, autant que social et économique. C’est finalement ce que défendaient les tenants de ce capitalisme familial et social des années 60 et 70, celui de l’efficacité certes, mais aussi du respect, des respects, à commencer par celui que l’on doit à ceux qui font vivre et progresser l’entreprise quotidiennement, ses salariés.

Mais voilà, les entreprises et leurs dirigeants, sont souvent confrontés à leur appétit de croissance et à la façon de le rassasier. En effet, la croissance est un élément consubstanciel à l’entreprise, car sans croissance et sans capacité à atteindre sa taille critique, celle qui lui garantit sa place et sa pérennité, l’entreprise disparait, ensevelie ou engloutie. Or la croissance, longtemps organique, c’est à dire nourrie par l’innovation et le développement de sa propre industrie, a été dépassée par la croissance externe, celle qui permet des bonds de géant par l’acquisition de l’autre, qu’il soit concurrent ou partenaire, qu’il apporte un supplément de taille ou de savoir-faire. Cependant, ces deux croissances ne se financent pas de la même manière et si la première correspond souvent à des pratiques d’autofinancement assez saines, la seconde réclame des masses d’argent que l’on ne trouve que dans l’ouverture du capital en vue de son augmentation ou dans le recours à la dette, les deux étant souvent liés.

C’est ainsi, pour financer leur croissance essentiellement externe, que les entreprises perdent leur indépendance et pour gagner des parts de marché, qu’elles perdent leur âme. Car c’est à force de croissance, donc de dilution capitalistique et de soumission aux attentes d’actionnaires, de marchés ou de fonds, tous finalement étrangers à l’entreprise, à son histoire, à ses valeurs et à ses salariés, que l’entreprise finit par ne plus s’appartenir. Dès lors, elle erre, de QFR en QFR (Quarterly Financial Reports – exercices de présentation des résultats trimestriels), de budgets incessamment rectifiés en reforcast mensuels, et de plans d’actions rectificatifs en plans sociaux plus ou moins déguisés, pour ajuster en permanence sa trajectoire à l’attente du véritable patron, non plus celui qui gère l’entreprise dans le grand bureau au fond du couloir, mais celui, souvent impalpable, qui lui impose les décisions, qu’il s’agisse d’un indice boursier, d’une note d’agence de notation, d’un avis d’analyste ou de l’ordre d’achat ou de vente donné par une machine à une salle de marché virtuelle. À ce jeu de la correction permanente, il n’y a d’ailleurs plus de stratégie, pas plus qu’il ne demeure de vocation, ni de mission, ni de valeurs autres que celles qui restent affichées dans les hall des sièges sociaux rutilants ou sur les pages de garde des rapports annuels que plus personne ne lit.

Cette pratique n’est pas celle du capitalisme tel qu’il s’est initialement forgé au cours du 20ème siècle, mais sa version la plus contemporaine, la plus puissante et finalement la plus dévastatrice, celle du capitalisme financiarisé, né avec les marchés boursiers et désormais totalement désincarné, opéré par des machines qui manoeuvrent à haute fréquence et qui ignorent presque totalement la réalité économique. Ces marchés et ces fonds son nourris quotidiennement par des sommes que plus personne n’écrit et que plus grand monde ne comprend, alors même que ces montants astronomiques d’argent sont constitués par l’argent de tous, de la petite épargne à l’assurance vie, des veuves écossaises aux retraités japonais, de la préparation de la retraite de Marcel à l’épargne salariale de Sophie. Nous contribuons tous, directement ou indirectement, plus ou moins consciemment, à ces flux, à ces masses et à la constitution de ces fonds.

La dernière innovation en la matière est née avec les fonds activistes, des fonds d’investissement qui entrent au capital d’entreprises qu’ils estiment mal gérées afin d’influencer le stratégie et souvent leur gouvernance. C’est ce qui est arrivé à Emmanuel Faber et à vrai dire, c’est ce qui arriverait à n’importe quel patron qui suivrait un modèle de développement basé sur un capitalisme social, car il est totalement inconciliable avec les objectifs, les règles et les pratiques du capitalisme financiarisé. À dire vrai, ces deux capitalismes sont inconciliables car ils sont irréconciliables, profondément opposés, voire même antagonistes puisqu’ils répondent à des injonctions contradictoires, d’un coté l’utilité créatrice de valeur dans le temps, de l’autre la cupidité génératrice de richesses dans l’instant.

Cette opposition ne nourrit pas seulement le débat autour du meilleur modèle économique possible mais avant tout le choix qui en découle, celui du meilleur modèle de société possible. Or cette question n’est pas réservée à une élite économique ou financière, mais bien à chacune et chacun de nous, décideurs politiques, entrepreneurs, investisseurs, commentateurs, consommateurs, citoyens. Nous avons tous la capacité de répondre, en votant, en achetant, en plaçant, en conseillant, en investissant, en étant non pas spectateur de nos choix économiques mais en en devenant acteurs, car faire ses courses, ouvrir un plan d’épargne et même rejoindre une entreprise sont finalement autant de choix politiques.

Évidemment, il n’existe pas de règle infaillible pour faire la différence entre les entreprises qui pratiquent un capitalisme humain et responsable et celles qui le miment pour s’en approprier l’image vertueuse, mais il existe des indices. Ainsi, la structure capitalistique d’une entreprise représente-t-elle une information de premier ordre pour juger de son comportement profond. Cette information est à portée de clic, accessible à tous. Ainsi, quand il devient impossible de rencontrer les actionnaires, parce qu’ils n’ont plus aucune réalité tangible, c’est que l’entreprise n’appartient plus qu’à des acteurs financiers, qui gèrent l’argent d’une multitude que personne ne connait et qui vivent très grassement sur le rendement qu’ils en tirent et qui ne bénéficie que très partiellement au péquin qui verse 100€ par mois sur son livret d’épargne. Ces intermédiaires qui font de l’argent avec l’argent des autres, répondent à une double nécessité, celle de garantir le rendement de base à l’épargnant de base, et obtenir le rendement complémentaire le plus élevé pour lui-même et les autres intermédiaires financiers. C’est ainsi, pris dans la frénésie d’une soif de rendement jamais étanchée, qu’ils sont obsédés par la rentabilité d’investissements les plus courts possibles et donc dénués de vision stratégique et a fortiori de fondement éthique.

À l’inverse, nous croisons tous les jours des entreprises de toutes tailles, qui ont préservé leur indépendance et leur intégrité capitalistique par le travail sérieux et la rigueur patiente de leurs dirigeants. J’en connais qui font quotidiennement des choix éthiques qui coûtent à la rentabilité de l’entreprise mais qui rapportent à leur écosystème, à leurs partenaires, à leurs salariés et qui participent à bâtir un modèle économique plus équilibré et plus harmonieux sans pour autant remettre en cause leur capacité de financement. Leur seule erreur, c’est probablement de le faire trop discrètement et de ne le dire pas suffisamment fort. Pourtant, dans le silence de leur action responsable, toutes ces entreprises, tous ces actionnaires, tous ces salariés, participent à donner vie à un modèle capitaliste respectueux et vertueux, parce qu’ils sont alignés avec et sur des valeurs qui dépassent la seule rentabilité. De la même manière que cet alignement n’est pas réductible à un label, obtenir et apposer un label sur une entreprise ne suffit pas à la rendre vertueuse si chacun, du premier actionnaire au dernier embauché, du premier fournisseur au dernier client, n’est pas lui-même aligné avec la vocation de l’entreprise.

Pour que l’avènement de ce capitalisme humain soit véritablement possible, il faudra qu’il soit soutenu par deux mouvements, aux deux extrémités de la chaine économique:
– La structuration d’un mouvement financier et actionnarial responsable et durable, c’est à dire engagé sur des indicateurs éthiques et capable d’investir sur des périodes beaucoup plus longues dans la même entreprise;
– L’éclosion d’une société de consommation tout aussi responsable, c’est à dire bâtie sur un acte d’achat conscient, déclenché par des valeurs partagées et non plus par des stimuli.

Ne nous y trompons pas, c’est une guerre qui s’ouvre entre ces deux capitalismes que tout oppose, et les fonds activistes, les fonds souverains ou les marchés financiers dérégulés, sont autant de divisions armées prêtes à en découdre pour défendre et renforcer la mainmise de leur modèle. La route est longue et semée d’embuches, dans cette guerre-là, mais elle en vaut la peine car elle détermine à elle seule, le modèle de société et donc le mode de vie que nous voulons bâtir.

Une réflexion sur “La guerre des capitalismes

  1. Oui un renforcement de la loi Pacte et une structure fiscale de l’épargne favorable au long terme doivent permettre au libéralisme de ne pas être cannibalisé par le capitalisme dont la puissance marketing favorise la confusion entre les « deux capitalismes » alors que le libéralisme d’entreprise doit retrouver son autonomie.

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