C’est la lamentation à la mode. On ne pourrait plus rien dire, ni rien faire, sans être immédiatement poursuivi par la police de la pensée, cette bien-pensance qui serait chargée de nous surveiller et de faire appliquer la morale post-moderne par laquelle nous serions tous désormais contraints, empêchés, cadenassés.
C’est ainsi que « Tout doucement l’humour disparaît sous leurs discours moralistes, la liberté est agonisante, la création exsangue et la démocratie en grand danger. »1 C’est forcément juste puisque tout le monde le dit, de Carla Bruni à Pierre Ménes, de Patrick Sébastien à Nicolas Sarkozy, de Gérard Depardieu à Alain Finkielkraut, cette dénonciation prenant chaque jour la posture d’une résistance nouvelle contre la dictature de la pensée et contre tous les censeurs, de droite ou de gauche, nationalistes ou mondialistes, racialistes ou universalistes, complotistes ou complotants.
Et pourtant… en est-on si sûr ? On ne peut plus rien dire ? Vraiment ? Dès lors qui peut imaginer, il y a seulement vingt ans, Éric Zemmour bénéficiant d’une heure d’antenne quasi quotidienne sur une chaîne accessible à tous les foyers ? Qui oserait croire que dans les années 80, chacun aurait pu faire valoir son avis d’expert-en-rien à tout bout de champ, 24 heures sur 24, sur le bien-fondé de telle découverte scientifique, de telle politique sanitaire, de telle pratique agricole ou de telle négociation internationale ? Dans quelle dimension a-t-on vu que la liberté de penser, de dire ou de créer était plus importante en 1975 qu’en 2020, alors que les créations et les productions musicales, cinématographiques, télévisuelles, littéraires, éditoriales n’ont jamais été aussi importantes qu’aujourd’hui ? Il y a encore peu, la possibilité d’accéder à la création et par la suite aux médias était directement liée soit à un talent évident, soit à un pouvoir écrasant. Force est de constater que ce n’est plus le cas et que ni le pouvoir, ni encore moins le talent ne sont plus nécessaires pour accéder à la parole publique, à la parole diffusée, à la parole mondialisée, et que cette évolution se fait – comme souvent – pour le meilleur et pour le pire.
La réalité crue, c’est que nous n’avons jamais été aussi libres de dire, de tout dire justement, de dire tout le temps, partout, et non plus seulement dans le secret de nos cuisines ou de l’entre soi discret du bistro du coin, mais bien partout, en hurlant nos vérités en lettres capitales sur un tweet, une video, un post ou pendant le quart d’heure de gloire que nous proposent en permanence les immenses déversoirs à opinions que sont devenues les « étranges lucarnes ».
C’est ainsi que désormais, la parole libre et amplifiée, c’est tout aussi bien celle de l’émetteur célèbre et célébré que celle du contradicteur anonyme, seul ou en meute. Non seulement on peut tout dire, mais désormais on peut aussi répondre à tout et à tout le monde. Voilà la véritable nouveauté et voilà ce qui est insupportable pour bon nombre de ceux qui jouissaient jusqu’alors du monopole de la parole libre et amplifiée et de la garantie de pouvoir dire sans jamais être contredit ou ennuyé au nom de ce qu’ils disaient.
À ce titre, il faut souligner que ceux qui se plaignent de ne plus pouvoir rien dire sont ceux-là mêmes qui bénéficient de la possibilité de prendre la parole tout le temps, partout, sur tous les médias et c’est d’ailleurs à la faveur de ces micros irrémédiablement tendus devant eux, qu’ils répètent à l’envi qu’ils ne peuvent plus rien dire. Eh bien, c’est faux. Ils peuvent dire, comme ils l’ont toujours fait, exactement ce qu’ils veulent. Ce qui a changé, c’est que désormais, tout le monde peut leur répondre et que la réponse n’est pas systématiquement une salve d’applaudissements mais c’est vrai, souvent une bordée d’injures. Voilà d’ailleurs la preuve en forme de corolaire de ce que non seulement on peut aujourd’hui tout dire, mais qu’on peut surtout dire n’importe quoi. Le mal actuel ne réside pas dans la parole interdite, mais au contraire, dans la parole affranchie de tout, y compris de la nécessité de sa qualification, de sa légitimité, de son autorité, de son éthique, voire même de son talent.
De la même manière et dans le même mouvement, loin de pouvoir imaginer que ni Desproges, ni Coluche, ni Le Luron ne pourraient dire aujourd’hui ce qu’ils disaient il y a 40 ans, de nombreux jeunes humoristes en disent autant, et même plus sans que pour autant, ni l’opprobre, ni la censure ne se jettent sur eux. Pourquoi ? Parce que, tout comme leurs glorieux aïeux, ils ont du talent et que le talent autorise ce que la bêtise interdit. Et de ce point de vue, nous pouvons nous féliciter que l’on puisse librement rire et applaudir aux répliques irrésistiblement acides de Gaspard Proust, Blanche Gardin ou Artus, pendant qu’on peut désormais condamner les assauts imbéciles ou les blagues sexistes de tel ou tel commentateur, chroniqueur ou même homme politique, qui compensent leur manque de talent ou d’audience par un surcroit de provocation ou parfois de transgression.
Mais alors, si on peut continuer de tout dire, d’où vient cette sensation oppressante ? Simplement du fait que lorsqu’on parle publiquement, ne serait-ce que sur un réseau social, et quelle que soit la qualité de ce que l’on dit, on est certain d’être contredit et de l’être sans ménagement. Ce n’est pas un effet de censure ou de bien-pensance, ce n’est pas le fait d’un petit nombre, au contraire, c’est l’effet boomerang d’une liberté qui s’est massivement diffusée et que l’on a érigée en totem, jusqu’à laisser s’installer l’idée fausse et dangereuse que si la liberté est totale, c’est que toutes les paroles se valent et que dans cette logorrhée où l’injure tient souvent lieu de ponctuation, les paroles s’auto-régulent en se télescopant.
En effet, il y a dans la généralisation de la parole publique à portée de tous, une libération des mots, des concepts et des opinions que chacun fait valoir selon son intention et sa perception individuelle. Dès lors, chaque prise de parole est une prise de risque puisqu’elle sera forcément interprétée à l’aune d’une perception qui n’est pas celle de son émetteur – ce qui n’est pas nouveau – et qu’elle donnera irrémédiablement lieu à une réponse – ce qui est inédit dans l’histoire -, une réplique voire une attaque ou une condamnation publiquement énoncée, écrite ou filmée. C’est ainsi que nous vivons désormais non pas sous la coupe d’une dictature d’un petit nombre, mais sous le regard de l’opinion de tous les autres et la menace permanente de leur réponse et de celle des meutes qui se forment au gré des polémiques, des actualités, des tendances, de l’air du temps.
Dans cette lutte pour la parole, il existe quand même deux alliés, et d’abord le droit. En effet, pas moins que les gestes qui nous engagent, la parole, même digitale, ne peut se soustraire au droit et aux valeurs fondamentales qui le fondent. Ainsi, il faut que notre droit et notre justice s’adaptent et s’emparent de ceux qui utilisent la parole comme une arme létale. La diffamation, l’injure, le harcèlement, la menace ne sont pas des opinions et encore moins des libertés… Ils sont des délits ou des crimes. Ils doivent être traqués, jugés, condamnés et punis.
Ensuite vient l’éthique, et à contre courant de ceux, y compris au sommet de l’État, qui ont banalisé et parfois abîmé la parole à force de vouloir la prendre partout et tout le temps pour l’asservir, nous devons, non parler plus, mais parler mieux, non parler en premier mais réfléchir avant de parler, non empiler les mots mais les peser, car dans ce processus d’hystérisation de la parole, la majorité encore silencieuse, souvent fatiguée par ce brouhaha incessant, souvent violent et toujours démagogique, n’a jamais cessé de réclamer et finalement de saluer la clarté, la nuance et la pédagogie.
La libération de la parole est une opportunité qui réclame la recherche permanente des équilibres sur lesquels elle pourra fonder son utilité sociale et humaine. Dans ce processus permanent de verse et de controverse, à l’argument il faut opposer l’argument, à la douleur il faut opposer l’empathie, à la colère il faut opposer la tempérance, à la certitude il faut opposer la prudence, à ceux qui contestent notre culture il faut opposer nos valeurs et à ceux qui contestent nos valeurs, il faut tout opposer. C’est elle, cette menace qui plane sur nos valeurs, celle qui plane au-dessus de la vie de Riss ou du Mila, et qui a couté celles de Cabu et de Charb, qui est le mal véritable, le mal absolu, pas celui d’une censure fantasmée, pas celui d’une contradiction débridée, mais celui d’un totalitarisme qui ne voudrait plus rien entendre que la parole d’un seul et unique. C’est cette menace qu’il faut combattre, c’est cette menace qui est inacceptable, c’est cette ombre-là qui appelle à rassembler nos forces et nos volontés, au nom de la République. Le chemin de progrès est toujours un chemin de crête, où il nous faut tout à la fois préserver la liberté, et lui donner les contours et les bornes qui permettent la vie en société. Pour cela, il nous faudra encore et encore apprendre à écouter, à se contredire, à débattre, dans le respect permanent de la parole en commun, de la parole partagée, échangée, élevée et jamais, jamais imposée.
1 Extrait d’un texte publié sur les réseaux sociaux par Carla Bruni.
Excellent cet article ! A partager pour que chacun se repose les bonnes questions.
C’est vrai et faux. Ma femme écoute tous les jours Zemmour. Hier soir, il était en roue libre, c’est hallucinant les conneries que ce cinglé peut débiter. Mais pas sans être régulièrement condamné non plus, il faut le dire. Il n’empêche, on l’entend toujours. Ses amendes, salées, font simplement partie des pertes et profits de son entreprise, c’est tout.
Cela dit, quoi que l’on dise, c’est soit raciste, soit sexiste, soit misogyne, soit homophobe, xénophobe, transphobe, méprisant pour les survivants de telle ou telle catastrophe, iresspectueux envers le dieu ou le prophète de telle ou telle religion, contraire à la vie ou la morale, etc..
C’est donc relatif, jamais on n’a été aussi censuré, mais ce que l’on peut dire, jamais on n’a pu le dire aussi facilement, sans aucun frein sur la pertinence ou l’intelligence du propos, avec un tel haut-parleur.