Cette lumière au cœur de l’été aurait pu être celle d’une possible sortie de crise, de cette longue crise, de cette lente catastrophe, par laquelle nous avons été contraints à freiner, jusqu’à nous arrêter. Au lieu de ça, l’été de la délivrance a mué en été de la méfiance contre les assauts inattendus des variants et même parfois de la défiance contre les vaccins et les mesures qui l’accompagnent, annihilant ce qui pourrait sembler heureux à tous et qui paraît finalement suspect à beaucoup et funeste à quelques-uns. C’est ainsi, et il est désormais presque inéluctable qu’il n’y aura plus de sortie de crise, ni de celle-ci, ni des autres, car ces crises dessinent en fait les contours d’un monde en mutation, un monde qui nous demande de choisir ce que nous allons y faire.
Nous voilà donc toutes et tous à fleur de peau devant cette vie qui reprend un peu, ce virus qui résiste beaucoup et ces contestations qui s’enracinent et qui entrainent dans leur sillage, le flot des haines imbéciles et tous ceux qui les attisent pour en tirer profit. Mais à bien regarder cet été et les catastrophes et les tragédies qui le marquent, nous comprenons que les soubresauts d’une opinion parfois versatile et les bouffées délirantes de quelques pitres du complot permanent, sont dérisoires comparés à la gravité des phénomènes que nous ne maitrisons plus. Inutile d’ailleurs, de chercher à déterminer qui a raison dans un monde où les radicalismes repartent à l’assaut de la rationalité et où la raison commune est quotidiennement mise à mal. La seule raison voudrait que l’on vienne à bout de cette pandémie, ensemble, avant que de chercher à avoir raison séparément. Mais ce vœu pieux est désormais un horizon inatteignable. Il faut regarder la réalité en face et admettre que cet été ne sera pas celui que nous imaginions, pas plus que les saisons qui viennent ne nous livreront ce que nous pourrions en espérer puisque dans la succession des grandes crises qui se présentent à nous – sanitaire, sociale, migratoire, climatique – le monde que nous connaissions est en train de disparaitre sous nos yeux, emporté par la montée des eaux et des radicalités et par la hausse des températures, qu’il s’agisse de celles de l’air ou de nos modèles de vie en société.
Il n’y a pas de monde d’après, il n’y a que le monde d’aujourd’hui, incertain, chaotique, violent, impermanent, et il n’y a rien à espérer de demain que nous ne serions pas capables de faire aujourd’hui, à commencer par tirer les leçons de nos courses folles, celles qui nous ont conduit dans ce monde-là, où la seule promesse tenue est celle de vivre désormais dans le régime permanent de la catastrophe.
Dès lors, si la grande fête des retrouvailles semblait inévitable, probablement souhaitable et potentiellement cathartique, la perspective de voir l’après-Covid comme un grand ramdam de rattrapage demeure tristement symptomatique d’un monde qui continue de s’organiser sur les excès qu’il a érigés en mode de fonctionnement. Et c’est effectivement bien le cas, car si l’économie réelle, celle de nos vies quotidiennes, peine parfois à redémarrer, les mastodontes de la finance ont effacé les pertes de « la pire crise économique du siècle » en quelques semaines de transactions à haute fréquence, centrifugeant des masses inimaginables de richesses à une extrémité de la courbe et creusant un peu plus l’écart entre des classes sociales qui n’habitent plus la même planète.
C’est ainsi, et si la crise Covid entre laborieusement dans phase « d’intégration », rien dans son déroulement n’a permis de soigner autre chose que des poumons infectés et à aucun moment un modèle de société fracturé. Pourtant, voilà bien la maladie la plus grave à laquelle nous devions faire face, cette maladie qui détruit notre mode de vie en société et qui entraîne avec elle, la démocratie et la paix. Or, pas plus que nos poumons, ni la paix, ni la démocratie ne sont indestructibles.
Néanmoins, cette crise historique a nourri des questions, dessiné des réponses et même éclairé des valeurs, en commençant par l’humilité que nos sociétés de certitudes avaient reléguée au sous-sol des vertus qui ne mènent nulle part, mais aussi l’humilité de reconnaître le rôle primordial de celles et ceux qui permettent de remplir ces fonctions fondamentales et pourtant oubliées, soigner, nourrir, enseigner. La solidarité également, qui a joué dès le premier jour pour tout le monde, y compris pour ceux qui, perchés au sommet de leur magot, se plaignent si souvent que la solidarité à la française puisse former un modèle d’assistanat et qui ont engrangé les aides d’État sans jamais sourciller. Enfin, l’utilité, celle de chercher chaque jour à faire quelque chose dans un monde où il semblait évident qu’il n’y avait plus rien à faire. J’en connais qui ont cousu, qui ont marché, qui ont cultivé, qui ont cuisiné, qui ont écrit, qui ont reparlé à leurs enfants, qui ont trié, qui ont réfléchi, enfin vraiment, à ce qu’ils avaient envie de faire, en eux.
Par-dessus tout, par nos choix politiques et sanitaires, nous avons proclamé la primauté de la vie sur tout le reste, sur l’idéologie, sur l’économie, sur la dette, et ce faisant nous avons fait un choix inédit, un choix momentané certes, mais historique avant tout, celui d’un humanisme politique, un humanisme qui est sorti de sa version théorique, romantique même, pour se matérialiser dans une action publique et collective. Si cette crise a une vertu c’est bien celle de nous avoir ouvert les yeux sur la possibilité d’une autre voie et sur un choix entre deux modèles, « celui qui dirige le monde aujourd’hui et où nous sommes au service de la création de valeur ou celui où la création de valeur sera mise au service de nos vies, de la vie des gens », un modèle qui saurait dépasser l’unique gestion de ses propres dysfonctionnements pour écouter et panser les souffrances sociales, c’est à dire d’abord les fragilités, les précarités, les détresses, c’est à dire « les épreuves de la vie » pour reprendre les mots de Pierre Rosanvallon.
Il est encore trop tôt pour en voir tous les contours mais je crois que cette crise laisse entrevoir un projet de société, une envie d’être au monde en cherchant à faire vibrer et raisonner ces cordes au creux de la caisse de sens et de résonance que tissent nos fibres sociales. Alors qu’en faire, que faire ?
Peut-être faut-il voir dans cet été inattendu, cet épilogue libératoire, ces vacances au terme de la vacance, la promesse d’une ultime réflexion, pour chercher à répondre vraiment à cette question désormais vitale pour notre société, pour notre pays, pour notre démocratie, cette question qui, avant de résonner collectivement, nous engage individuellement : Comment « faire sa part à l’époque », comme l’a écrit Camus. Comment être utile demain, comment être utile à demain ? Comment faire pour soigner la démocratie, comment rétablir une respiration sociale qui ne soit pas une syncope, comment se parler sans s’invectiver, comment résister à la frénésie d’un âge qui veut en découdre ?
La réponse à ces questions n’est pas, n’est plus réductible à un homme seul, à une femme seule ou à un slogan, elle appelle chacune et chacun d’entre-nous à la seule valeur qui tienne sa promesse, celle de l’engagement. Oui, il est temps de s’engager et de répondre à la mobilisation des uns, à l’inquiétude des autres et même à la folie de quelques-uns par l’action et non plus seulement par l’indignation, fut-elle retweetée des milliers de fois.
Faire sa part à l’époque ne peut se limiter à la critique assise, à l’ironie acide ou à l’indignation massive, car cette part-là doit passer par les formes supérieures de l’action. J’en vois au moins trois majeures:
– L’action économique ou sociale, qu’elle se déroule au sein du tissus associatif ou dans les entreprises, et qui représente aujourd’hui l’essentiel de l’action transformatrice. C’est par la force d’entraînement des associations et des entreprises ainsi que par leurs actions conjuguées aux seins de partenariats de plus en plus solides, qu’une grande partie des avancées sociales, sociétales, économiques, environnementales, prennent place dans la société en y démontrant leurs résultats concrets ;
– l’action politique ensuite, c’est à dire l’exercice d’un mandat ou d’une fonction à même d’influencer l’organisation sociale. La politique n’est pas morte et les engagements qu’elle implique ne méritent pas l’ironie qu’ils suscitent. L’engagement politique reste une des formes les plus nobles d’action quand il est dicté par l’intérêt général. Il représente même une forme de sacrifice pour celles et ceux qui s’engagent dans cette voie bordée d’ingratitude et de violences de moins en moins symboliques ;
– enfin, l’action créatrice, celle qui nous élève, celle qui nourrit l’imagination, la pensée, la paix, oui la paix, car « tout ce qui travaille à la culture travaille aussi contre la guerre » comme l’écrit en 1932 Sigmund Freud à Albert Einstein. Oui la création est un remède, non seulement à nos ressentiments personnels comme l’a si justement décrit Cynthia Fleury, mais aussi à ses formes collectives qui poussent à embrasser des théories ou des choix extrêmes, car loin d’être un moyen de fuir le réel, la création participe à le modifier, à le définir voire même et surtout à le produire.
Quand l’Histoire prend sa forme la plus tragique, seule la force de la création et de l’engagement peuvent répondre aux défis qui se dressent au cœur de nos sociétés, qu’il s’agisse de la fragmentation sociale, de la catastrophe climatique ou de l’hypertrophie technologique. La réponse réside dans la capacité des peuples à se saisir de ce qui se présente à eux et qui n’est pas réductible à la critique permanente, à la colère récurrente, à l’ironie ou au cynisme. Pour « faire sa part à l’époque », pour prendre soin de notre planète et finalement les uns des autres, pour continuer sur le chemin collectif du progrès, il faut investir ce que nous avons en nous dans autre chose que nous, sans attendre, sans remettre à plus tard, sans espérer que cela vienne d’ailleurs, car oui, « La vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent », et chacun le peut car, pour continuer avec Camus à qui j’emprunte encore ces mots, « nous avons tous quelque chose à faire, n’en doutons pas. Chaque Homme, dispose d’une zone plus ou moins grande d’influence. Il la doit à ses défauts autant qu’à ses qualités. Mais n’importe, elle est là, immédiatement utilisable ».
Voilà le défi – j’en suis certain – auquel nous sommes appelés, individuellement d’abord et collectivement ensuite: Être utiles, quotidiennement, utiles non pas à soi-même mais aux autres et à ce qui nous préserve du chaos. Être utiles à la démocratie, à la paix, à l’humanisme, à la connaissance, à la création, à la transmission, à cet espace de coexistence et de progrès dans lequel chacun voudrait pouvoir lâcher la main de son enfant, en se disant « ici tu seras bien. »
Or nous en sommes loin. Pire encore, nous nous en éloignons et peu d’entre nous ressentent autre chose de la peur lorsqu’ils envisagent le monde dans lequel ils lâcheront la main de leur enfant. Il y a une raison à cela. Nous ne faisons pas assez notre part à l’époque, nous la faisons d’abord à nous-mêmes, à nos vies, à nos intérêts, à nos conforts, à nos sécurités et c’est loin, très loin, d’être suffisant. Aucune initiative individualiste ne peut répondre aux défis de notre époque, aucune, et tous ceux qui prêchent l’auto-suffisance comme modèle de subsistance ou invoquent les murs pour stopper les vagues, d’où qu’elles viennent, non seulement n’éviteront pas les périls mais au contraire, les rendent inéluctables.
Il ne va plus suffire de tweeter, de lever les yeux au ciel ou d’espérer silencieusement au milieu du fracas d’un monde qui s’écroule autour de nous, que le salut vienne d’ailleurs, d’en haut ou d’en bas, de gauche ou de droite, du Nord ou du Sud. Le salut ne peut venir que de l’intérieur, que de la force et de la décision d’agir. Oui, l’heure est à l’action, l’heure est à l’utilité, l’heure est à la création, l’heure est à l’engagement pour « tout donner au présent » à un moment où ne rien faire sera bientôt une trahison car « si l’abstention a toujours été possible dans l’histoire (…) aujourd’hui (…) le silence même prend un sens redoutable » (…) « Bien entendu on peut toujours opposer à cet état de choses la lamentation humaniste. On peut aussi avoir des accès de tristesse civique. Mais cette tristesse ne change rien à la réalité. Il vaut mieux, selon moi, faire sa part à l’époque, puisqu’elle le réclame si fort. » Albert Camus
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L’essentiel des citations d’Albert Camus retranscrites ici sont tirées des « Carnets I – 1935 – 1942 » ou surtout des « Discours de Suède », prononcés lors de la réception de son prix Nobel de Littérature en 1957.
Une réflexion sur “Faire sa part à l’époque”