En musique, un intervalle est la distance qui sépare deux notes, deux sons. Au moment où ces deux notes sonnent, séparément ou simultanément, les notes contenues à l’intérieur de l’intervalle sont inaudibles sans pour autant cesser d’exister. Elles attendent. Elles attendent que quelqu’un, à un moment donné, décide de les faire résonner.
Dans un certain nombre de sports collectifs, « prendre l’intervalle » consiste à courir dans l’espace libre sans ballon, recevoir la balle en course et traverser ensuite balle en main ou au pied, un couloir virtuel alignant le porteur de balle, le centre du but et l’espace entre deux défenseurs.
Cette figure de l’intervalle souligne l’importance de l’espace silencieux, de l’espace laissé libre, puisque rien ni personne ne peut en occuper la totalité. Il souligne également que l’intervalle laissé libre n’est pas vide et qu’il subsiste en lui une possibilité permanente, une opportunité ou une menace, d’en voir surgir quelqu’un ou quelque-chose, un songe, un mouvement ou un son, lesquels peuvent alors entrer en interaction ou en résonance avec ceux qui les reçoivent ou qui les perçoivent. C’est d’ailleurs dans cette zone fertile que l’artiste puise ses inspirations, et il semblait bien que cet espace-là lui était intégralement réservé.
En effet, longtemps les modèles dominants se sont construits lentement, en prenant pied sur des socles de légitimités, des socles établis, définis, stables, jusqu’à devenir dominants et créant eux-mêmes les conditions de leur propre alternance ou de leur propre dépassement par l’extension ou le déplacement des limites de leur socle. Ainsi, le monde, et ses rapports de force et de coopération, s’est-il structuré en blocs. Entre les blocs dominants, les intervalles n’étaient que les espaces où s’organisait la lutte pour l’influence mais très rarement ceux d’où pouvait surgir l’alternative. Rien dans l’affrontement de ces blocs dominants ne permettait d’entrevoir ni victoire définitive de l’un sur l’autre, ni encore moins l’émergence rapide et la domination d’un troisième acteur, et pourtant…
Et pourtant, cette figure de l’intervalle prend une signification particulière quand on observe la façon dont s’organisent nos modèles économiques ou politiques depuis le début du 21ème siècle et surtout depuis que les blocs ont commencé à subir les assauts des (r)évolutions en cours à partir des années 90 et particulièrement depuis que les nouvelles technologies ont accru les possibilités de s’emparer des espaces laissés libres en transformant chacun de nous en émetteur et plus seulement en récepteur, multipliant les possibilités de parler, de créer, de commercer dans des espaces que les tenants de la parole, de la création ou du commerce dominants, avaient laissé inoccupés.
L’utilisation des intervalles est d’abord apparue dans le secteur économique où en deux décennies, adossées aux nouvelles technologies, des start-up sont devenues des géants, écrasant les marchés sur lesquels elles avaient pris place, en se nichant systématiquement dans l’intervalle entre l’utilisateur/client et le producteur/fournisseur, pour créer des usages nouveaux. Ils se nomment Booking, Amazon, Facebook, Uber, Airbnb, Youtube, Netflix, et ils sont devenus leaders de leurs secteurs en s’emparant des intervalles. Jaillissant d’un espace inexploité par les tenants de l’économie dominante, ils ont tous systématiquement été jugés improbables, puis négligeables, financièrement intenables, avant de finalement s’imposer et de profondément transformer le secteur qu’ils avaient pris d’assaut.
En réalité, les modèles dominants s’avèrent souvent inaptes à déchiffrer correctement ce qu’il se passe dans les intervalles, car cela échappe à leurs grilles de lecture et de compréhension. Obnubilés par la maitrise du bloc sur lequel ils sont juchés et incapables d’habiter l’intervalle, ils ignorent tout de ce qui s’y passe et des dynamiques qui y sont à l’oeuvre. Le jour où ils les aperçoivent, il est trop tard.
Par ailleurs, une des raisons qui donne un avantage décisif aux modèles nés dans l’intervalle réside justement dans leur capacité à s’affranchir des règles des blocs, lourdes, complexes et inertiques, pour mettre à jour des réponses agiles, ergonomiques, plastiques, qui collent aux besoins, aux pratiques ou aux ressentis des utilisateurs, qu’ils soient consommateurs, militants ou citoyens. Ces nouvelles solutions, « plug and play », prêtes à l’utilisation ou prêtes à penser, s’appuient sur une demande sociale de plus en plus forte, celle du moindre effort. Désormais, il ne suffit plus que ce soit simple mais il est nécessaire que ce soit facile, jusqu’à l’inconscience, parfois jusqu’à l’absurde, jusqu’à économiser la peine de réfléchir aux implications de nos pratiques qui se limitent souvent à la pression du pouce sur un écran mais qui engage tellement plus que ce geste dérisoire.
Le même phénomène s’observe en politique où l’irruption d’un certain nombre de nouvelles figures dans la plupart des démocraties occidentales, démontre à quel point les grands partis ont partiellement perdu la maitrise de l’alternance politique sur laquelle ils avaient bâti leur pérennité. Or c’est bien d’un intervalle laissé libre qu’ont jailli Trump, Bolsonaro ou Johnson. C’est bien d’un intervalle politique qu’ont surgi les gilets jaunes en 2018 et c’est bien d’un intervalle politique qu’Eric Zemmour tente d’émerger aujourd’hui en offrant la possibilité aux conservateurs de rejoindre les nationalistes, posant les bases, non d’une victoire qui demeure improbable, mais de l’émergence d’un nouveau bloc politique qui, s’il n’existe pas encore, ne tardera pas à se structurer pour combler cet intervalle entre les partis pour opérer la convergence puis la jonction de leurs électorats, dans les sondages d’abord, puis dans les urnes.
En politique, ce phénomène fait suite à des décennies de jeux de blocs, compacts et solides, au sein desquels s’organisait l’affrontement avant qu’une alliance ne se scelle au moment d’exercer le pouvoir. Ce faisant, les vainqueurs négociaient les compromis programmatiques et politiques qui permettaient à ces alliances de se réaliser, en gommant souvent leurs aspérités les plus apparentes, et perdant finalement ce qui les définissait le plus clairement. C’est ainsi, de promesses en renoncements, que lentement mais sûrement, la légitimité des partis de gouvernement s’est émoussée jusqu’à se transformer en défiance, en rejet, projetant de nombreux électeurs à la recherche de la parole qui épouserait leur état d’esprit, leur écoeurement, leur colère, voire parfois leur haine. En s’affranchissant des appareils et en désintermédiant le vote, les nouveaux leaders politiques jouent souvent la partition inverse de leurs prédécesseurs défroqués, accentuant ce qui les définit et le ton pour le dire, pour parler fort et clair, souvent radicalement, parfois outrageusement. C’est ainsi que Trump a déjoué tous les pronostics, y compris dans son propre camp, non en gommant ses excès, mais au contraire, en cultivant ce que tous ses adversaires lui reprochaient et en saturant l’espace médiatique, pour finalement faire jaillir de cet intervalle que « les clercs légitimes » moquaient, le son dominant.
Prendre l’intervalle, c’est exactement ce qu’a réussi Emmanuel Macron en 2017 en incarnant une synthèse entre sociaux démocrates et sociaux libéraux et en proposant une voie/voix singulière à tous ceux qui cherchaient une alternative centrale, hors des grands partis usés par l’exercice du pouvoir. Bien que la comparaison s’arrête là, prendre l’intervalle c’est également ce que tente de réaliser Eric Zemmour depuis quelques mois, un intervalle entre les conservateurs et les nationalistes, une aristocratie provinciale attachée à son art de vivre d’un côté et un bloc populaire attaché à son drapeau de l’autre. Leur récit se rejoint désormais dans le discours de la crainte partagée de voir leur héritage anéanti par un envahisseur, qu’il vienne du dedans ou du dehors et qui se reconnait aux traditions qu’il ne partage pas, à ce sanglier symbolique, sacré pour les uns, illicite pour les autres.
Ainsi, de la même manière que les chocs culturels ont créé les conditions d’un intervalle d’où émane aujourd’hui un discours identitaire qui entre en résonance avec une partie de l’opinion, il y a fort à parier que le choc qu’implique ce discours identitaire chez les Français de culture ou de confession musulmane, peut crée les conditions de l’intervalle d’où émanera un courant politique islamique qui peut entrer alors en résonance avec une autre partie de l’opinion. Soyons lucides, l’émergence de ces deux blocs ne peut se faire qu’au détriment du bloc républicain et recèle le germe d’un affrontement qui n’est pas que politique ou symbolique. Au milieu de l’affrontement de ces deux blocs, seule la possibilité d’un jaillissement républicain et laïque, est susceptible de maintenir ou restaurer la paix civile. C’est pour cette raison qu’Eric Zemmour crie « Vive la République et surtout vive la France » parce que son combat ne s’inscrit pas dans le bloc républicain qu’il cherche à faire exploser, mais dans la vision fantasmée d’une France dont l’identité serait ethnique, alors que tout dans l’histoire de notre pays nous rappelle que notre identité est philosophique et politique. C’est pour cette raison qu’il ne faut jamais croire en la permanance de la République et qu’il ne faut jamais cesser de l’habiter, de la défendre et de l’emmener partout avec nous, sur tous les territoires, des blocs aux intervalles, en passant par les interstices où couvent tout aussi bien ce qui menace que ce qui sauve.
En effet, il y a dans la figure du bloc, la tentation d’une domination définitive, d’une vérité qui s’imposerait à tous, l’idée de la fin de l’histoire. C’est là, dans cette certitude que réside la plus grande faiblesse des modèles dominants, car dans le même temps, il y a dans l’intervalle la promesse de l’improbable, de l’impensable ou de l’inimaginable et qui finalement advient. Et c’est certainement là, une des dynamiques les plus implacables de nos civilisations qui rencontrent leur fin quand elles désirent conclure plutôt que de continuer à penser, c’est à dire à douter. Or, Flaubert avait raison, « L’ineptie consiste à vouloir conclure. […] Je vois un passé en ruines et un avenir en germe ; l’un est trop vieux, l’autre est trop jeune. Tout est brouillé. Mais c’est ne pas comprendre le crépuscule, c’est ne vouloir que midi ou minuit. Que nous importe la mine qu’aura demain ? Nous voyons celle que porte aujourd’hui. Elle grimace bougrement. […] Oui, la bêtise consiste à vouloir conclure. »
Dans un monde où la remise en question des modèles dominants est en train de fracturer nos socles et de disperser les valeurs centrales de cohésion autour desquelles nous avions structuré notre capacité à vivre ensemble et à vivre en paix, il dépend de nous, en tant qu’individus mais aussi en tant que forces d’entraînement et d’influence collectives, d’occuper et d’investir les intervalles pour en faire surgir le meilleur. Se pourrait-il d’ailleurs que toute cette époque ne soit qu’un intervalle entre deux temps, entre les deux mondes de Gramsci, les deux cités de Saint Augustin, entre deux rives, entre deux ères, l’une qui se termine et pendant laquelle l’individu et sa satisfaction poussés jusqu’au tragique ont dessiné le portrait de ce monde ainsi que ses limites, et une nouvelle qui s’ouvre et qui nous promet un nouvel âge qui hésite encore entre désenchantement et espérance, entre croissance et progrès, et qui n’a encore trouvé ni son nom, ni le son qu’elle produira.
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Illustration Mathieu Bonardet « Interstice II », 2014
Oui l’intervalle est le lieu de l’ailleurs que nous avons pas su, voulu voir