50 nuances de cris

La représentation du monde dans lequel nous vivons est statistique. Nombres, ratios, pourcentages, moyennes, médianes, tout est chiffre… Ce mouvement entamé au 18ème siècle en Angleterre, s’est considérablement accru depuis quelques décennies pour finalement habiter nos vies en permanence, rythmant nos activités, nos comptabilités, nos affinités même, et jusqu’à nos morbidités. Nous comptons frénétiquement, non seulement pour quantifier, pour valoriser, pour anticiper, mais aussi pour décider.

C’est ainsi désormais qu’en moyenne tout s’exprime, du niveau des prix à celui des salaires, de l’inquiétude à l’optimisme, de l’espérance de vie aux causes de la mort, de l’empreinte carbone aux températures, de la confiance au rejet, de la croyance aux méfaits, tout se mesure pour que tout puisse se lire ou se prédire en hausse ou en baisse, en tendance ou en mouvement. Et c’est finalement indispensable puisque dans un monde en milliards, rien ne peut plus s’apprécier rationnellement que par ces données qui permettent de comprendre le général sans s’encombrer du particulier.

Mais voilà, personne ne vit en moyenne. Personne ne ressent sa vie, ses humeurs, ses emmerdes, ses galères, ses désespoirs, en pourcentage. La vie, celle que nous vivons toutes et tous, du lever au coucher, celle des transports, du boulot ou des études, des victoires ou des épreuves, celle des relevés bancaires, du pouvoir d’achat, du vouloir d’achat, celle de la maladie, de la dictée du petit, celle du chômage, de la vieillesse des parents, de l’amour qui s’abîme, la vie, la vraie, celle que chacun parcourt quotidiennement, intimement, entièrement, n’est faite que de valeurs absolues, de vraies chiffres et de vrais sentiments, de vraies pulsions et de vrais ressentiments, de vrais espoirs et de vraies déceptions, qui forment le réel, plein, entier et tranchant.

C’est ainsi que quelles que soient la justesse et la précision des moyennes, des tendances et des conclusions que les sachants en tirent, elles ne sont jamais que la traduction d’une abstraction juste mais inéluctablement en décalage avec la réalité à laquelle chacun se confronte, se frotte ou se heurte, jour après jour. Il ne s’agit pas de le regretter, car il est impossible de dessiner un portrait réaliste de l’état d’une société en tentant d’y inscrire toutes nos particularités, mais il faut désormais tenter de comprendre cette dissonance qui s’amplifie et chercher ce qu’elle implique dans nos modes de fonctionnement collectifs.

En effet, si l’écart entre la moyenne et la réalité des parties prenantes est consubstantiel à la matière statistique, jusqu’à peu, seules les statistiques avaient droit à la parole publique, sans que jamais personne, c’est à dire tout le monde, ne puisse les contester à la lumière forcément « juste » de sa propre expérience. Cependant, depuis l’avènement de la communication sociale, celle que chaque réseau nous permet, toutes les voix sont désormais audibles et donnent naissance à l’affrontement entre la moyenne et la multitude des réalités, entre la courbe et la masse d’une infinité de points, entre la mélodie d’une société qui s’inscrirait dans une tendance lissée et la réalité cacophonique de 50 nuances de cris… de contestations, de joies parfois, de haine aussi, de désespoir de temps en temps, de colère souvent, et de plus en plus de « ce n’est pas ce que je vois ! » et « ce n’est pas ce que je vis ! »

Or, peut-être y a-t-il dans ce décalage et surtout dans la perception de ce décalage croissant, une dissonance cognitive à l’origine de la défiance qui explique en partie la crise de notre modèle démocratique ? Se pourrait-il qu’une des causes de la crise de conscience et de confiance – en nous – que nous traversons, vienne moins des niveaux que des écarts de niveaux, moins des perceptions que des écarts de perceptions, non des faits donc, mais uniquement des écarts d’interprétations et de sensations.

Ainsi chaque jour, la masse d’indicateurs déversée par et dans les médias se heurte-t-elle de plus en plus violemment à l’expérience personnelle, créant une déperdition du sens mais également un sentiment de déphasage, voire de télescopage entre ce que disent par exemple les nombres de plus en plus vertigineux du financement de l’économie et la réalité de ce que vivent celles et ceux qui la font tourner… C’est ainsi qu’à chaque cri de liesse des marchés financiers devant des indicateurs billionisants, il faut savoir, il faut entendre, il faut comprendre, qu’ailleurs, sous d’autres cieux sociaux, certains crient leur incompréhension, leur écoeurement, voire leur haine de cette masse colossale de richesse qui vient frontalement percuter leur manque, leur précarité, leur incompréhension d’un monde où les statistiques, où les chiffres, où les montants affichés, disent l’exact et insupportable inverse de ce qu’ils vivent.

« Ça n’a aucun rapport » diront certains, « ça n’est pas rationnel » opposeront d’autres, « c’est sans relation » ajouteront les derniers, peut-être… mais ça résonne fort, car même l’illusion produit des effets sociaux qui sont parfaitement réels. Par ailleurs, si les cris sont des formes parfois violentes d’expression d’opinions dures, il faut admettre que les statistiques sont des formes sophistiquées de l’expression d’opinions tout aussi tranchées, car en voulant décrire la réalité, les nombres la transforment inéluctablement. Par ailleurs, les moyennes, les indicateurs, les ratios sont des opinions car ils contiennent forcément en eux, une partie de la réponse à cette question posée par Marilyn Waring : « qui décide de ce qui compte ? » Oui, les nombres sont des opinions comme les autres dès lors qu’ils servent un dessein, une stratégie ou un objectif qui implique des choix, qu’ils soient économiques, politiques ou sociaux.

La question de la définition des indicateurs économiques et sociaux – pour ne parler que d’eux – devrait nous alerter sur le rôle que jouent les nombres, non pas seulement dans leur capacité à produire de la connaissance mais également dans celle à générer des communs, c’est à dire des points de repères dont le choix devrait être partagé. Par ailleurs, au moment où nous entrons dans une ère où les algorithmes répondent à la quasi-totalité de nos interrogations et bientôt de nos besoins, cette question devrait nous habiter quotidiennement et appeler un travail de fond sur l’encadrement de ces très puissants dispositifs, car l’algorithme poursuit son propre objectif, celui que les experts de sa composition lui ont inculqué.

Si l’individu est partie prenante de la statistique, l’humain lui, dans toute sa complexité et sa profondeur, n’y est pas réductible. Or à force de ne plus rien regarder qu’à travers les données sophistiquées mais froides de l’expertise chiffrée, nous passons à côté de la part enfouie, invisible et pourtant bien réelle dont se nourrissent les mouvements magmatiques, et dont les irruptions soudaines et volcaniques nous rappellent de temps en temps que s’ils sont cachés, ils n’en sont pas moins réels. Si ces cris se font entendre sur les réseaux sociaux, sur les rond-points ou dans les rues de certaines villes, c’est probablement qu’ils n’ont pas d’autre espace pour s’exprimer. Répondre à ce besoin en lui donnant un lieu et un temps, est sans doute une clé pour répondre à la crise de notre modèle démocratique.

Parier sur la raison qui éclaire pour contrecarrer les fables populistes et les délires complotistes sera insuffisant si nous oublions de préserver et d’inventer les espaces et les temps qui permettent d’écouter ce qui s’exprime en dehors des tableurs, au delà des courbes, des histogrammes, partout où les cris montent, partout où la colère s’exprime, partout où les moyennes sont incapables de résumer la souffrance… Car si dans notre monde statistique, tout ce qui se mesure progresse, dans un monde en colère, « tout ce qui monte converge ».

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