L’alternance entre l’abstention électorale et la violence sociale, symbolise désormais le mouvement par lequel se creuse, jour après jour, la dépression de notre modèle démocratique. Tout le monde le constate, tout le monde le déplore, les intellectuels tentent de l’expliquer et les politiques tentent de l’endiguer et d’y apporter des remèdes en formes de performances médiatiques ou en stimulant l’intérêt par la violence, la caricature ou la radicalité. Ce faisant ils nourrissent la politique spectacle dans laquelle la campagne présidentielle joue un rôle central, jouant sa partition magique, concentrant toutes les attentions, toutes les espérances et finalement toutes les illusions sur un seul scrutin, sur un seul nom, sur un seul destin, comme si la respiration démocratique ne se prenait qu’une seule fois avant cinq ans d’apnée.
Dans le même temps, une proposition infuse la plupart des programmes présidentiels comme LA solution à la crise de la démocratie, le vaccin miracle contre les formes graves de la colère sociale: le référendum. De l’extrême gauche à l’extrême droite, chacun y va de son modèle ou de son sujet, référendum d’initiative populaire, partagée ou citoyenne, référendum révocatoire, référendum sur l’immigration, sur l’écologie ou sur le nucléaire, le référendum serait donc l’arme fatale par laquelle le politique rendrait au peuple ce qu’il réclame, son pouvoir.
Pourtant, le référendum, s’il est un dispositif majeur des modèles démocratiques, n’en demeure pas moins un instrument singulier, parfois périlleux et qui peut s’avérer dangereux s’il est manié par des esprits peu précautionneux de ses effets induits. Ainsi, si l’adoption de la Constitution de la Vème République ainsi que ses grandes modifications ont dû et pu nécessairement s’appuyer sur la fonction fondatrice du référendum, l’utilisation qu’en faisait le Général de Gaulle alors Président de la République, est sujette à caution, puisqu’il en détournait systématiquement la fonction première pour réduire chaque question à celle de son maintien au pouvoir, jusqu’à ce 28 avril 1969, où tirant les conséquences du « Non » qui l’avait emporté la veille lors du référendum sur la régionalisation et la réforme du Sénat, Charles de Gaulle démissionna de sa présidentielle fonction, forgeant ainsi un peu plus sa légende en forme de grand chêne. Ce faisant, il avait définitivement transformé le référendum en plébiscite et depuis lors, chaque référendum comporte deux questions, celle officiellement posée et à laquelle nous devrions strictement répondre, et celle non posée et pourtant bien réelle de notre soutien à celui qui justement la pose, c’est à dire le Président de la République.
Par ailleurs, si le peuple est souverain et si son vote ne peut être remis en cause, le peuple n’est pas infaillible et il peut tout aussi bien se tromper, qu’être trompé. Ainsi le fait d’imaginer un recours très répandu au referendum, y compris pour des questions sociales et sociétales, est moins une solution à la crise de la démocratie qu’un réflexe conditionné, une fuite plus qu’une issue, un exutoire plus qu’un chemin de progrès, un piège plus qu’une solution, le piège du règne de l’opinion. En effet, qui peut imaginer, dans un monde où l’actualité permanente fait et défait l’humeur de l’opinion, que l’on puisse s’en remettre au référendum comme s’il s’agissait d’un jugement juste parce que souverain. La réalité c’est que si le référendum exprime pleinement et puissamment la voix souveraine du peuple, il ne doit être utilisé qu’en dernier recours et uniquement pour des questions qui touchent aux principes fondamentaux de notre modèle politique.
De plus, si le référendum s’appuie sur le nombre, il ignore la nuance puisqu’il doit, pour être intelligible, se réduire à deux options antagonistes. C’est pour ces raisons que la démocratie représentative est la forme la plus aboutie mais aussi la plus équilibrée que nous puissions imaginer parce qu’elle fait appel, non à la puissance du peuple, mais à sa sagesse, cette sagesse qui nous susurre de nous appuyer des mécanismes suffisamment structurés et des représentants suffisamment capables, c’est à dire raisonnables et clairvoyants, pour conduire les affaires de plus en plus complexes de nos États sur-puissants.
Il reste que la crise de la représentation est réelle et qu’elle appelle de nouveaux équilibres des pouvoirs et probablement de nouveaux rythmes plus adaptés à ceux de la respiration démocratique. Ainsi, est-il nécessaire de redonner au pouvoir législatif son propre rythme en décorrélant la durée du mandat des députés de celle du Président de la République, soit en revenant au septennat (non renouvelable) pour le Président, soit en raccourcissant le mandat législatif à trois ou quatre ans (renouvelable une seule fois) pour les députés. La stricte limitation du renouvellement des mandats dans le temps, que ce soit au niveau politique mais aussi syndical, demeure un sujet majeur, car il permettrait non seulement de se prémunir contre les formes d’accumulation et de confiscation du pouvoir mais également de garantir une plus grande diversité représentative.
Par ailleurs, à force de réduire le débat politique à la mesure quotidienne des cotes de popularité et des courbes sondagières, nous avons oublié que la démocratie se nourrit autant du décompte des voix que de l’expression de la parole. Ainsi est-il bien possible que nous nous trompions de diagnostic et que le peuple français veuille moins reprendre le pouvoir que prendre la parole, afin que cette parole puisse participer aux processus décisionnels qui sont à l’oeuvre entre les élections. Il ne s’agit évidemment pas seulement d’une parole cathartique mais d’une parole qui puisse inspirer les politiques publiques, une parole qui puisse être entendue et écoutée au sein d’une démocratie plus délibérative où la loi demeure au parlement, mais où les citoyens sont associés aux travaux préparatoires comme c’est de plus en pus le cas dans la gouvernance des entreprises mais aussi dans un certain nombre de démocraties où des assemblées citoyennes participent au processus législatif, sur le modèle irlandais par exemple.
D’ailleurs, au coeur de ce quinquennat marqué par un de ces sursauts de l’histoire que personne ne devine, la crise des gilets jaunes a permis de goûter à cette parole enfouie. En effet, dans cette crise, un processus s’est mis en branle afin de tenter de « transformer la colère en solutions » pour reprendre la formule du Président de la République. Ce processus a pris deux formes inédites, celle de la Convention Citoyenne pour le Climat et celle du Grand Débat National.
Bien que raillés par de nombreux observateurs diplômés en condescendance, tous ceux qui ont approché de près ces deux processus témoignent de leur richesse et de leur intérêt collectif, politique et démocratique. Les 149 propositions de la Convention Citoyenne pour le Climat ont créé le débat et ont levé les oppositions de nombreux lobbies justement parce qu’elles étaient des mesures fortes et structurantes. Le fait qu’elles n’aient pas toutes atteintes le stade normatif ne doit pas masquer la qualité du processus qui a permis de les générer. De la même manière, si le grand débat a produit 2 millions de contributions en ligne et des centaines de milliers de pages tirées des 10.000 réunions organisées partout en France et des cahiers citoyens ouvert dans plus de 16.000 communes, c’est bien que l’appétit démocratique est immense et que le désir de participation est aujourd’hui frustré par un modèle qui préfère encore et toujours s’en remettre aux mêmes parties prenantes, souvent décalées des évolutions réelles d’une société en mouvement.
Ces deux processus inédits, par leur nature et par leur ampleur ne doivent pas être considérés comme une fin, un écran de fumée ou des accidents de l’histoire politique de notre pays, mais comme une nouvelle étape de l’évolution démocratique. Nous devrions aller plus loin encore et relancer, structurer, outiller le Grand Débat National pour en faire un rendez-vous annuel, un temps d’échanges francs et directs entre citoyens et représentants afin que toutes les paroles puissent se faire entendre et pour qu’elles puissent percoler les processus législatifs mais aussi décisionnels. Ce processus de percolation existe d’ailleurs déjà, mais il est réservé à ceux qui ont su se structurer en syndicats, en organisations, en lobbies et qui savent parcourir les couloirs des assemblées et des ministères pour se faire voir et entendre sans jamais avoir besoin d’enfiler un gilet.
Il y a dans cette France de la parole, de l’échange, de la discussion, de la réflexion collective, dans cette France des petites mairies, des gymnases, des salles des fêtes, le coeur battant de notre démocratie, la parole pleine et authentique de ce qui se joue partout dans notre pays mais qui demeure muet tant qu’on ne lui tend pas un micro, un clavier ou un stylo. Cette parole est riche, cette parole est complexe, cette parole est parfois brutale mais cette parole est essentielle à la vitalité démocratique et elle doit pouvoir s’exprimer en amont ou en aval du bulletin, car si notre parole vaut une voix, aucune voix ne résume notre parole.