Portrait de Robert Desnos par Ernest Pignon Ernest

Le petit matelot

Dans la radio, la sirène hurle. Je ne sais pas si c’est à Kyiv ou à Karkhiv. Partout, à la télé, sur les réseaux sociaux, dans les journaux, la guerre et son récit tragique se sont installés. Très vite, les images et les sons ont surgi dans nos maisons, et accompagnent nos journées de citoyens en paix. C’est la puissance de la société des médias en boucle, de fixer la notion par la répétition, jusqu’à la faire notre. Nous vivons en paix, mais au son de la guerre, de cette sirène qui résonne dans les maisons de nos tranquillités et qui nous raconte le chaos à trois heures de Paris.

Un journaliste interroge un père qui fait ses adieux à sa femme et à ses enfants. Ils quittent l’Ukraine pour se rendre en Pologne, lui reste pour se battre. Se reverront-ils jamais ? Son fils pleure et répète ce mot, en boucle, « papa »… ce mot universel, ce mot quotidien, ce mot enfantin, et qui subitement, éclairé et nu sous les projecteurs de la guerre, se déchire pour devenir un cri de détresse.

Au même moment, dans la pièce voisine, mon fils apprend sa récitation en la ponctuant systématiquement par le nom de son auteur, Robert Desnos, et en le collant au dernier vers comme s’il faisait partie du texte. C’est ainsi que font les enfants, réciter vite pour s’extraire de l’inconfort et de la contrainte, réciter vite pour jouer plus. Sans éteindre la radio, je m’assoie pour l’écouter mieux, et les voix commencent à se confondre pendant que les mots, eux, s’entrechoquent. D’un côté cet enfant que la guerre absurde arrache à son père, de l’autre…

Dans un petit bateau
Une petite dame
Un petit matelot
Tient les petites rames

Ils s’en vont voyager
Sur un ruisseau tranquille
Sous un ciel passager
Et dormir dans une île

C’est aujourd’hui Dimanche
Il fait bon s’amuser
Se tenir par la hanche
Échanger des baisers

C’est ça la belle vie
Dimanche au bord de l’eau
Heureux ceux qui envient
Le petit matelot.

Robert Desnos

Les voix de ces deux enfants que tout sépare en cet instant, s’enlacent, « l’ombre de l’une mêlée à la lumière de l’autre. » Aucun d’eux ne connaît l’existence de ce petit frère, aucun d’eux n’a conscience de cet instant, ni ne devine qu’ils vivent, si proches, deux vies irréconciliables, l’une qui a basculé dans le froid glacial de la guerre, l’autre qui demeure dans la tiède quiétude de son insouciance.

Entre eux, le petit matelot est un lien invisible qui unit ces deux enfants dans la poésie universelle des mots que l’on apprend partout, à Odessa, à Moscou, à Marseille ou à Sanaa, dès lors qu’il y a des enfants, des poèmes et des petits matelots. Or, ces quelques vers de Desnos, c’est l’histoire de nos vies, de toutes nos vies. La paix, le ruisseau, la barque, l’amour, la joie, la douceur d’un dimanche au bord de l’eau… « les enfants ce sont les mêmes à Paris ou à Göttingen » chante Barbara, les parents aussi, et ils apprennent les mêmes poésies qui racontent le même bonheur d’aimer et d’être aimé, de jouer, de ramer et de rire.

Et il en faut des poèmes pour ne pas perdre de vue l’essentiel, il en faut des vers légers pour ne pas oublier ce qu’il y a au fond de chacun de nous, il en faut de la beauté pour retrouver le chemin, un jour ou l’autre, et pour reconstruire sans jamais oublier, sans jamais les oublier… Se rappeler « mon cher Lili, fauché par une balle en plein front et qui tomba sur des plantes froides dont il ne connaissait pas le nom », se rappeler le petit Aylan Kurdi qui semblait dormir sur cette plage de nos jeux estivaux, se rappeler Ahya arrachée à son enfance par les bombes qui anéantirent Homs, et se rappeler Robert Desnos, lui qui faisait rimer nos cœurs simples pour les perpétuer, lui qui aimait tant aimer, tant rire et tant la liberté. Peut-être y a-t-il pensé, à son petit matelot, quand quelques années plus tard, il agonisa, décharné, dans l’infirmerie ravagée d’un camp de concentration, parce qu’il avait résisté à la barbarie, à la torture, à la déportation, pour se tenir du côté de la vie, de cette vie qu’il perdit en homme libre le 8 juin 1945. Robert Desnos est un héros français et nous devrions plus le célébrer et mieux le lire pour nous imprégner de ses mots bons et beaux, le lire et l’écouter nous interroger dans cette épitaphe qu’il nous a lancée comme un défi et pour solde de tout compte:

J’ai vécu dans ces temps et depuis mille années
Je suis mort. Je vivais, non déchu mais traqué.
Toute noblesse humaine étant emprisonnée
J’étais libre parmi les esclaves masqués.

J’ai vécu dans ces temps et pourtant j’étais libre.
Je regardais le fleuve et la terre et le ciel
Tourner autour de moi, garder leur équilibre
Et les saisons fournir leurs oiseaux et leur miel.

« Vous qui vivez qu’avez-vous fait de ces fortunes ?
Regrettez-vous les temps où je me débattais ?
Avez-vous cultivé pour des moissons communes ?
Avez-vous enrichi la ville où j’habitais ?

Vivants, ne craignez rien de moi, car je suis mort.
Rien ne survit de mon esprit ni de mon corps.

En écoutant mon fils, je me suis demandé comment lui parler du petit garçon ukrainien, de Lili des Bellons, d’Aylan et de Ayah, comment lui expliquer que pour défendre le petit matelot, il faut être capable de se battre comme Robert Desnos, jusqu’au sacrifice de sa vie, je me suis demandé comment le préparer, un jour, peut-être, à se tenir de l’autre côté de la radio. Je n’ai pas voulu. Je n’ai pas pu. Je lui ai dit simplement que le petit matelot avait raison et que, sans l’ombre d’un doute, d’une hésitation ou d’un sarcasme, sans qu’il ait besoin d’une excuse, d’une preuve ou même d’un raisonnement, il fallait se tenir du côté du petit matelot, l’envier, le célébrer et le chercher en nous, car oui, c’est ça la belle vie, « se tenir par la hanche, échanger des baisers », le dimanche au bord de l’eau.

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Illustration: Robert Desnos par Ernest Pignon Ernest

9 réflexions sur “Le petit matelot

  1. Mon Cher Xavier, je reste sans mot après avoir pourtant bu les tiens. Je devrais m’y habituer et bien non. C’est le choc à chaque fois que je prends le temps de te lire. Ce petit matelot, qui est de catégorie supérieure, m’incite à t’encourager à prendre encore davantage le temps d’écrire. Avec toute mon amitié, Franck

    1. Bonsoir Xavier
      Vous lire est toujours un plaisir, vous nous faites voyager dans votre esprit et partager vos réflexions
      Cette comparaison entre ces 2 enfants est touchante et inspirée
      Un grand merci (dirais-je aussi « comme d’hab »)

  2. Votre article me laisse sans voix!!! Espérons qu’un jour tous ensemble nous prendrons la bonne voie pour que plus jamais cela ne se reproduise.

  3. Bravo et merci. C’est très beau. Et je crois que c’est d’autant plus beau que c’est exactement ce que nombre d’entre nous ressent.

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