Les chocs auxquels sont confrontés nos modèles laissent de plus en plus apparaitre leurs faiblesses, leurs failles, voire même leurs défaillances. C’est ainsi que la crise énergétique dans laquelle nous sommes entrés a mis à jour l’état de notre parc nucléaire mais aussi notre dépendance à des puissances pourtant antagonistes, pour ne pas dire menaçantes. Cela nous rappelle à quel point le Gaullisme, loin des clichés que s’approprient ses innombrables héritiers autoproclamés, était d’abord un projet d’indépendance basé sur la nécessité d’être fort chez soi, puis au sein de son continent, pour pouvoir parler d’égal à égal avec les puissances du monde. Cinquante ans après la disparition de Charles de Gaulle, le fait que nous puissions envisager de devoir nous passer d’électricité ou de gaz au cours de l’hiver prochain, démontre crument, cruellement même, que nous avons trahi cette promesse d’indépendance.
Par ailleurs, pour être fort chez soi, il faut d’abord pouvoir s’appuyer sur de saines fondations et sur des infrastructures qui permettent d’y asseoir la vie d’une nation. Nous cherchons souvent à définir ces fondations en invoquant nos principes fondamentaux, en rappelant nos valeurs centrales, en chantant nos hymnes, nos devises et notre Histoire, et pourtant, avant d’être une idée, la France est une géographie, une géologie et un territoire où nous habitons des villes, nous cultivons des terres, nous voyageons sur des rails, des routes, des ponts, nous utilisons à chaque instant des réseaux ferrés, routiers, portuaires, hydrauliques, électriques.
Or, ce que nous dit la crise énergétique à propos de l’état de nos centrales nucléaires n’est qu’une partie de l’immense chantier que nous avons laissé à l’arrêt, celui de l’entretien de ce patrimoine physique que nous avons en partage.
Ainsi, la liste des infrastructures aujourd’hui en état de délabrement est-elle particulièrement longue et préoccupante, des prisons aux hôpitaux ou des universités aux commissariats. Aussi grave mais moins médiatisé, l’état de nos routes se dégrade de plus en plus rapidement, tout comme celui de notre réseau hydraulique qui laisse s’échapper 20% de l’eau potable, ou encore de notre réseau ferré dont une moitié est aujourd’hui à l’abandon, sans parler de la fragilité de nos ponts dont une mission d’information au Sénat alertait récemment que « plus de 25.000 ponts, en mauvais état structurel, posent des problèmes de sécurité et de disponibilité pour les usagers ».
Et c’est peut-être là qu’il faut chercher la raison de cette lente déréliction de nos infrastructures, dans la subvention permanente de l’usager au détriment de l’usage lui-même. À force de subventionner l’usager, c’est à dire le citoyen votant, nous avons accepté, dans un jeu de vas communicants, de désinvestir massivement les moyens réclamés par le maintien et le développement de nos infrastructures. Or, ce calcul nous conduit directement dans une impasse, celle d’une nation sans territoire viable et mine consciencieusement une des valeurs constitutives de ce vieux peuple, la fierté.
Dès lors, avant que de vouloir rénover la démocratie, peut-être faudrait-il lui redonner un espace d’expression; avant que de vouloir refonder la République, peut-être faudrait-il lui redonner un cadre physique, avant que de repenser nos modèles économiques et sociaux, peut-être faudrait-il réparer les infrastructures dont ils dépendent tant. Bref, à ce moment de l’Histoire de notre pays où nous voudrions tant refonder nos institutions, peut-être est-il temps de nous intéresser à ce qui se passe là, aujourd’hui, sous nos yeux, tous ces trous, toutes ces fissures, ces ornières, ces pannes contre lesquelles se cognent nos vies et qui ne sont peut-être pas étrangères à une certaine défiance envers le politique et à une crise de la démocratie que nous tentons vainement de soigner. Dès lors, puisque nous cherchons souvent les solutions dans un passé glorieux et rassurant, peut-être qu’en plus d’un CNR nous devrions réfléchir à un plan Marshall ?
De la même manière, peut-être faudrait-il honnêtement se questionner, au delà de la responsabilité de l’État et des collectivités territoriales, sur l’incivisme généralisé qui se cache derrière bon nombre des dégradations qui salissent et endommagent nos villes ou nos transports en commun. La réalité c’est qu’à force de croire que tout nous est dû nous finissons par agir comme des vandales, volontaires ou inconscients, tellement sûrs que l’Etat Providence dont nous maudissons le coût, viendra pourtant toujours effacer les traces de nos méfaits.
Enfin, au moment d’inventer de nouvelles mobilités, de nouvelles commercialités et de nouveaux modèles de production et de consommation qui prendraient enfin en compte le respect du vivant et de l’environnement, sans doute faudra-t-il en plus de faire bien, tenter de faire beau, c’est à dire de rompre avec cette idée que la praticité ignore l’esthétique, laquelle idée a engendré l’enlaidissement général, de nos territoires par l’implantation, partout, d’infrastructures commerciales, industrielles, logistiques et même d’habitations, particulièrement hideuses. Cette pollution visuelle permanente n’est pas anodine dans un pays qui avait érigé le bon et le beau en art de vivre pour lui-même et en étendard pour le monde entier.
La crise sociale et identitaire que nous traversons doit probablement beaucoup à la désespérance sociale, au sentiment d’injustice ou à la précarité économique d’un nombre grandissant de nos concitoyens, et la volonté de refonder un pacte politique et social est évidemment nécessaire. Au principe de cette refondation se tient cependant la nécessité d’une rénovation de tout ce qui donne corps à nos principes fondamentaux en proposant à chaque citoyen la possibilité de vivre dans un pays dont les infrastructures sures, efficaces et harmonieuses, garantissent et démontrent la réalité de notre force et la traduction physique de ce qu’est la France.