« Nous sommes ce que nous faisons de manière répétée » a écrit Aristote. Par ailleurs, nous ne faisons de manière répétée que ce que nous faisons bien, qu’il s’agisse d’arts, de sports, de métiers, de passions, d’obsessions même, ou ce que nous faisons sans y penser, toutes ces habitudes, ces automatismes qui finissent par s’organiser en routines individuelles ou collectives et qui rythment inlassablement nos vies.
Pourtant, ce faisant, nous perdons souvent la signification même d’une partie de nos actions, jusqu’à totalement les vider de leur sens. Et c’est probablement là une faiblesse, voire une menace qui plane au dessus de nos existences mais qui recèle une incroyable opportunité. En effet, il y a dans la routine ce qui menace et ce qui sauve. Ce qui menace, car sans conscience, nous sommes livrés aux circonstances, aux aléas, à cette inattention qui nous mène à l’oubli de soi, à l’abandon ou à l’accident. Ce qui sauve car la routine est un chemin, celui d’un nécessaire apprentissage, voire d’une poésie qui s’offrent à nous pour peu qu’on soit capable de les investir.
Alors qu’il est coincé dans cette journée de la marmotte qui se répète indéfiniment, Bill Murray pose cette question à des acolytes de bar dans « Un jour sans fin » :
– « Vous feriez quoi vous, si vous étiez coincés quelque-part, si chaque matin était exactement le même quoi que vous fassiez ? »
– « Ça ressemblerait vachement à ma vie… » lui répond son voisin de comptoir.
Oui effectivement, à bien y regarder, nos vies ressemblent à celle de Phil… arrimées à leurs rails, elles suivent le chemin en mode autonome, guidées comme par un pilote automatique. Alors parfois, à la faveur d’une crise, d’un choc, d’une épreuve, d’un confinement même, subitement, la conscience revient et pointe cette routine comme on désigne un coupable à la vindicte. Soudain, casser la routine semble être la formule magique pour reprendre en un seul coup, sa liberté et sa vie en main.
Mais voilà, vouloir s’affranchir de la routine, vouloir casser les habitudes, est tout à la fois néfaste et vain. Néfaste car la routine n’est pas l’ancre qui nous empêche de naviguer mais le compas qui nous empêche de nous perdre en posant les bornes qui dessinent notre chemin et finalement notre vie ; vain car sitôt la routine brisée, une autre la remplace. Vous pouvez décider de quitter votre vie professionnelle urbaine hyper routinière pour vous embarquer sur un voilier à l’assaut de l’Atlantique, et au bout de quelques heures, vous mettrez en place une nouvelle routine dans laquelle s’enchaineront les repas, les prises d’informations météo, les vérifications mécaniques, le réglage des voiles, l’entretien du bateau, car la routine est le plus court chemin vers la sécurité et l’efficacité.
Par ailleurs, c’est bien la répétition qui fixe la notion, c’est l’application à répéter quotidiennement ses gammes qui donne au musicien, mais aussi au peintre, à l’ingénieur, au tourneur, au cuisinier, au tractoriste, au footballeur et même à l’écrivain, les maitrises fondamentales dont se nourrissent par la suite, la plus ou moins grande maitrise de son art ou de son métier. Finalement, ce qui permet de distinguer dans les répétitions de nos gestes ou de nos actions, une forme d’abandon ou au contraire un acte d’engagement, c’est la présence ou l’absence de ce qui leur donne une véritable épaisseur, la conscience et la volonté.
Je crois profondément qu’il n’y a pas de routine à casser, car nos vies sont d’immenses routines, tendues entre un début et une fin, scandées par les répétitions, jalonnées par les mêmes initiations, les mêmes rites de passages, les mêmes étapes, sanctionnées inexorablement par les épreuves, modelées par nos âges et conclues par le même ultime battement. En revanche, plutôt que de vouloir casser la routine, il faut la questionner pour en tirer sa substantifique moelle. La première habitude à interroger c’est d’ailleurs celle de la vie. Ainsi, nous ne devrions pas dire « Quand je me réveillerai demain matin », mais « Si je me réveille demain matin… » En effet, la première habitude que l’on adopte c’est probablement celle de prendre pour acquis que nous nous réveillerons tous les matin, alors même qu’il est inévitable qu’un matin, tôt ou tard, nous ne nous réveillerons pas. Or, remplacer la certitude par la possibilité, c’est interroger l’habituel pour y déceler le miracle, celui de la vie justement, de sa force d’entrainement mais aussi de sa fragilité, et même de son improbabilité… Einstein avait raison, « Il n’y a que deux façons de vivre sa vie : l’une en faisant comme si rien n’était un miracle, l’autre en faisant comme si tout était un miracle. »
Mais voila, pour nous le miracle se niche forcément dans ce qui s’ajoute à la vie, à la nature, à la normale, dans l’extraordinaire… alors que le miracle se tient peut-être dans la persistance de l’ordinaire, voire même dans sa seule possibilité… être au monde, se réveiller, se lever et avoir la possibilité de faire, de défaire, de verser ou de renverser, de dire ou de taire, voilà le miracle, tout le reste en découle. Les chances pour que je naisse étaient – comme pour chaque être humain – infinitésimales, dès lors tout ce qui découle de nos existences improbables est parfaitement extraordinaire… à condition que nous ayons conscience de cette incroyable improbabilité qui nous mène là, devant cet écran, sur le quai de cette gare, dans cette cuisine, devant ce bureau ou sur ce vélo, à faire tourner les roues de nos vies.
Car dans la routine la roue tourne, c’est à dire que nous sentons quand même tous, plus ou moins consciemment, que chaque élément qui forme la routine participe au mouvement de nos vies. Peut-être même la répétition des choses traduit-elle la volonté des choses d’exister, et de remplir leur rôle de transfiguration. En cela, la routine est certainement une forme profane du rite sacré. Dans nos sociétés où nous avons lentement abandonné les croyances primitives, il est devenu nécessaire de les remplacer, et à défaut de continuer de croire, nous continuons de pratiquer. Ainsi, pendant que certains font encore tourner leur moulin à prières, le temps fait quotidiennement tourner les roues de nos vies, et dans ce cycle, nous installons les rituels profanes, intimes, professionnels, familiaux, amicaux, qui donnent au temple de nos vies, une architecture qui se consolide et se rigidifie dans le temps.
Cet édifice est composé de nos habitudes quotidiennes, de nos rythmes permanents et de nos mythes personnels. Ils sont le reflet de ce que nous sommes et de ce que nous devenons par sédimentation. Faut-il s’en désoler ? Je ne crois pas, au contraire même, peut-être faut-il s’en émerveiller. Il faut penser à Phil, enfermé dans ce jour sans fin, cette journée qui se répète encore et encore. Il se révolte, il se désespère, il tente de s’enfuir par tous les moyens, jusque par la mort, mais il est inexorablement rattrapé par cette routine infernale… jusqu’au jour où il décide non plus de subir cette répétition, pas plus que de la briser ou de la fuir, mais de l’interroger, d’en jouer, de l’investir pleinement, et finalement d’embrasser l’ordinaire pour en tirer l’extraordinaire.
Que se passerait-il si au lieu d’être les sujets de nos habitudes, de nos quotidiens, de nos petites vies, nos habitudes, nos quotidiens et nos petites vies devenaient les sujets de nos existences, le temps d’un regard bien sûr, d’un regard attentif évidemment, un temps fugace peut-être, mais un temps conscient, le temps d’une question, le temps d’un songe, le temps d’interroger la présence de cet arbre, le nom de cette station de métro, les paroles de cette chanson que l’on connaît tellement qu’on ne l’écoute plus et qu’on a oublié même pourquoi elle nous a touché, la première fois qu’on l’a entendue.
Écoutons Georges Perec nous poser les bonnes questions:
« Ce qui nous parle, me semble-t-il, c’est toujours l’événement, l’insolite, l’extraordinaire : cinq colonnes à la une, grosses manchettes.[…] Il faut qu’il y ait derrière l’événement un scandale, une fissure, un danger, comme si la vie ne devait se révéler qu’à travers le spectaculaire, comme si le parlant, le significatif était toujours anormal: cataclysmes ou bouleversements historiques, conflits sociaux, scandales politiques…
[…]
Les journaux parlent de tout, sauf du journalier. Les journaux m’ennuient, ils ne m’apprennent rien ; ce qu’ils racontent ne me concerne pas, ne m’interroge pas et ne répond pas davantage aux questions que je pose ou que je voudrais poser.
Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est-il ? Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infraordinaire, le bruit de fond, l’habituel, comment en rendre compte, comment l’interroger, comment le décrire ?
Interroger l’habituel. Mais justement, nous nous y sommes habitués. Nous ne l’interrogeons pas, il ne nous interroge pas, il semble ne pas faire problème, nous le vivons sans y penser, comme s’il ne véhiculait ni question ni réponse, comme s’il n’était porteur d’aucune information. Ce n’est même plus du conditionnement, c’est de l’anesthésie. Nous dormons notre vie d’un sommeil sans rêves. Mais où est-elle notre vie ? Où est notre corps ? Où est notre espace ?
Comment parler de ces choses communes, comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une langue : qu’elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes. Peut-être s’agit-il de fonder enfin notre propre anthropologie, celle qui parlera de nous, qui ira chercher en nous ce que nous avons si longtemps pillé chez les autres. Non plus l’exotique mais l’endotique.
Interroger ce qui semble tellement aller de soi que nous en avons oublié l’origine. Retrouver quelque-chose de l’étonnement que pouvaient éprouver Jules Verne ou ses lecteurs en face d’un appareil capable de reproduire et de transporter les sons. Car il a existé cet étonnement, et des milliers d’autres, et ce sont eux qui nous ont modelé. »
Et plus loin, Perec nous souffle une solution en forme d’inspiration:
« Ce qu’il s’agit d’interroger, c’est la brique, le béton, le verre, nos manières de table, nos ustensiles, nos outils, nos emplois du temps, nos rythmes. Interroger ce qui semble avoir cessé à jamais de nous étonner. Nous vivons, certes, nous respirons, certes, nous marchons, nous ouvrons des portes, nous descendons des escaliers, nous nous asseyons à une table pour manger, nous nous couchons dans un lit pour dormir. Comment ? Où ? Quand ? Pourquoi ?
Décrivez une rue. Décrivez-en une autre. Comparez.
Faites l’inventaire de vos poches, de votre sac. Interrogez-vous sur la provenance, l’usage et le devenir de chacun des objets que vous en retirez.
Questionnez vos petites cuillères. Qu’y-a-t-il sous votre papier peint ?
Combien de gestes faut-il pour composer un numéro de téléphone ? Pourquoi ? Pourquoi ne trouve-t-on pas de cigarettes dans les épiceries ? Pourquoi pas ?
Il m’importe peu que ces questions soient, ici, fragmentaires, à peine indicatives d’une méthode, tout au plus d’un projet. Il m’importe beaucoup qu’elles semblent triviales et futiles : c’est précisément ce qui les rend tout aussi, sinon plus, essentielles que tant d’autres au travers desquelles nous avons vainement tenté de capter notre vérité. »
Nous pourrions croire qu’il y a dans le fait d’interroger nos petites cuillères, comme nous y invite Georges Perec, une coquetterie intellectuelle, une curiosité frivole et même un peu ridicule, voire un syndrome psychiatrique d’évitement, en particulier quand les sujets qui nous assaillent ont la poids et la taille de la guerre ou du réchauffement climatique… et pourtant, n’est-ce pas l’inverse ? N’y a-t-il pas dans notre inaptitude à regarder l’ordinaire en face, à nous intéresser aux petites réalités de nos vies qui se cognent quotidiennement, qui se frottent, qui s’égratignent consciencieusement contre la rugosité du monde, une infirmité de la conscience politique ?
N’y a-t-il pas dans notre perte de conscience quotidienne, l’appauvrissement général de notre capacité à interroger le monde ?
N’y a-t-il pas dans l’intelligence supérieure capable de penser le monde et de tenter de le réparer en partant de son sommet, une infirmité, une surdité et une cécité, qui empêchent de voir et d’entendre les soupirs, les gémissements, les grognements, qui ajoutés les uns aux autres, à la caisse du supermarché, devant le compteur de la pompe à essence ou dans le hall de l’immeuble dont les boites aux lettres ont été de nouveau arrachées, tissent lentement, à bas bruit, la corde des pendus ?
N’y a-t-il pas dans cette tendance à nous abandonner aux objets et aux usages qui nous accompagnent et finissent par nous guider en tout, une perte de connaissance(s) qui nous amène à ne plus connaitre que les résultats sans plus jamais interroger les opérations dont ils résultent.
Pérec encore: « Dans notre précipitation à mesurer l’historique, le significatif, le révélateur, ne laissons pas de côté l’essentiel : le véritablement intolérable, le vraiment inadmissible : le scandale, ce n’est pas le grisou, c’est le travail dans les mines. Les « malaises sociaux » ne sont pas préoccupants en période de grève, ils sont intolérables vingt quatre heures sur vingt-quatre, trois cents soixante cinq jours par an. »
Car, personne ne vit en moyenne, en sondages ou en statistiques, personne n’est réductible aux grands mouvements de l’Histoire, aux lois économiques, aux ratios budgétaires ou aux programmes politiques. Nous sommes d’abord les acteurs de nos propres histoires, minuscules évidemment, rapportées à l’immensité des écosystèmes dans lesquels nous évoluons, mais pourtant réelles ; toutes ces histoires si riches, si denses, si tragiques, si heureuses, si pleines de tout ce qui nous fascine à la Une des journaux mais qui nous échappe dans nos propres actualités. Pourquoi avons-nous abandonné les petits riens pour nous fondre dans les grands Tout, et comment les retrouver, comment retrouver le goût de la vie ? Peut-être en travaillant, quotidiennement, et en creusant les sols de nos trajectoires pour en extraire le minerai que l’on piétine sans plus l’imaginer. Pour cela, il existe des passeurs, des orfèvres de nos quotidiens, Perec en fait évidemment partie et son essai sur l’infra-ordinaire n’est qu’un exemple dans son oeuvre dédiée à la vie et à son mode d’emploi. Et puis il y a Françoise Héritiers qui nous proposa cette « fantaisie », selon ses propres mots, née d’une carte postale qu’elle avait reçue de Jean-Charles Piet, en vacances sur l’île de Sky ; une fantaisie qu’elle résumait ainsi: « II y a une forme de légèreté et de grâce dans le simple fait d’exister, au-delà des occupations, au-delà des sentiments forts, au-delà des engagements, et c’est de cela que j’ai voulu rendre compte. De ce petit plus qui nous est donné à tous : le sel de la vie… » Or, pour paraphraser Françoise Héritiers, nous escamotons chaque jour ce qui fait le sel de la vie, et pour quel bénéfice, sinon la culpabilité de ne jamais en faire assez ?
Un autre génie de nos petites histoires nous a quitté il y a peu. Jean-Jacques Sempé avait cette faculté de prélever une minute universelle de nos anecdotiques existences pour lui rendre les traits, les couleurs et la poésie qu’elle enferme et qu’il nous révélait avec cette limpidité propre au génie. Ainsi, devrions-nous parcourir les dessins de Sempé comme des ordonnances propices à cette simplicité qui orne les petits bonheurs dont on fait les belles vies, et s’arrêter pour saluer ce qui nous les rend possibles, de la fleur à la rivière, de la montagne à la mer. Je me souviens enfant, tenir cette branche de bois accrochée à sa ligne imaginaire que mon grand-père m’enjoignait de jeter dans la rivière de mon enfance. Je n’ai évidemment jamais rien pêché, si ce n’est le goût du bonheur qui tient lieu de promesse éternelle.
Sempé savait qu’il en va finalement de nos vies quotidiennes comme de toutes nos activités, toutes nos trajectoires et bien sur, toutes nos histoires, tristes, drôles ou d’amour, elles contiennent toutes les couleurs de la vie, l’essentiel et l’accessoire, l’absolu et le dérisoire, tout est question de regard, de conscience et d’attention. Comme pour l’amour justement, cette grande aventure, cette intense morsure, le grand, le véritable amour, qui lui aussi est souvent décrit comme la grande victime de la routine. Là encore, nous confondons souvent le geste et la conscience du geste. Et pourtant, là encore, ne suffirait-il pas de l’interroger, cette routine, pour lui rendre ses lettres de noblesse, de tendresse et justement d’amour. Se pourrait-il que l’amour soit là, sous nos yeux, présents dans chaque geste, dans chaque habitude, qu’il soit justement dans chaque fibre qui tisse nos routines et que nous ne soyons plus capables de le voir ?
Je me lève
Gilles Thibaut / Claude Francois / Jaques Revaux
Et je te bouscule
Tu ne te réveilles pas
Comme d’habitude
Sur toi je remonte le drap
J’ai peur que tu aies froid
Comme d’habitude
Ma main caresse tes cheveux
Presque malgré moi
Comme d’habitude
Mais toi tu me tournes le dos
Comme d’habitude
Croit-on vraiment qu’il y ait moins d’amour dans cette main qui caresse ces cheveux depuis 10 ans, « comme d’habitude », que dans les fusions corporelles des premières nuits enflammées. Jamais. Sauf à confondre la passion, le désir et l’amour, je suis certain qu’il y a au moins autant d’amour dans les habitudes partagées de 60 ans de vie en commun que dans l’étreinte brûlante de ces jeunes et magnifiques fous d’amour qui s’enlacent pendant leur saut en parachute sur les Annapurnas. À force de vouloir trouver dans l’amour l’ivresse toujours renouvelée de la nouveauté, de l’innovation ou de l’adrénaline, nous avons fini par croire et que l’amour dure trois ans et que le mariage ou le divorce sont finalement deux boutons sur la télécommande d’une vie débarrassée de l’effort. Pourtant, ce n’est pas la routine qui tue l’amour, c’est justement l’absence d’effort, c’est à dire notre absence de volonté et finalement d’engagement dans chaque instant de la vie à deux, voilà ce qui envoie l’amour aux oubliettes. Aimer malgré tout, c’est cela l’amour, aimer quand même, aimer par dessus tout… La routine n’est pas cette figure de l’amour qui s’épuise, elle en est la brise quand le carburant passionnel s’est évaporé. Partager le rythme de la vie, dans ses moindres retranchements, c’est cela l’amour, tous les matins faire chauffer l’eau pour le thé de l’autre. Encore faut-il y penser, encore faut-il le voir, encore faut-il vouloir le voir. Là encore, c’est bien la volonté, la conscience et la conscience de la volonté qui recèlent la valeur de cette eau qui bout tous les matins. Tous ces gestes apparemment futiles occupent des places cardinales dans nos vies et le fait que nous puissions, au fil du temps, ne plus les voir, n’ôte rien à leur caractère fondamental. Un matin, l’un des deux n’est plus là au petit-déjeuner, et pour celui qui reste, l’amour tout entier se tient dans la théière.
De la même manière, loin de nous tarir, la routine est la compagne de la création. On n’écrit pas impunément, comme ça, n’importe comment, pas plus que l’on ne peint, ne compose où n’interprète sans avoir respecté les rites profanes qui conduisent des parvis au temple. Il faut des temps, des étapes, des voyages, des lieux, « une chambre à soi », des éléments, des préparations, des substances, des gestes, et il faut les répéter autant qu’il faut, pour leur donner leur consistance, celle du cheminement qui mène jusqu’à l’état de création. On ne crée pas spontanément, pas plus qu’on ne reçoit la création sur un coin de table. Regardez un musicien se préparer avant son concert, lisez comment Balzac ou Dickens encadraient leur écriture, ou plus proche de nous, regardez Rafael Nadal se préparer à servir… Il y a dans les routines, le tracer du chemin qui mène du profane au sacré, du geste à la performance, de la performance au record, de la partition, de la palette, de la gouache, du stylo, au chef d’œuvre. La répétition n’est autre que le rite qui précède l’œuvre, une routine volontaire, acharnée même, que l’on appelle travail.
Au final, ce qui nous ronge, l’ennemi qui mine nos existences pour les vider de leur sens, ce ne sont ni la routine, ni les habitudes, ni même la répétition de ces gestes et de ces itinéraires obligatoires, non, ce qui mine nos existences, c’est l’absence de conscience qui nous prive tout à la fois de la volonté de faire et du goût, voire de la compréhension de ce que nous faisons, y compris de manière répétée, surtout de manière répétée. Interroger chaque élément de nos vies pour lui trouver sa signification, c’est à coup sûr un chemin d’épanouissement et de perfectibilité car si « L’excellence n’est pas une action mais une habitude », comme le rappelle Aristote, alors il se pourrait bien que le salut vienne de l’habitude d’interroger les habitudes.
Enfin, à l’heure où la planète sur laquelle nous vivons nous invite à revoir notre façon d’y demeurer, la nécessité d’interroger chaque parcelle de nos vies et de leurs fonctionnements, s’impose à nous. C’est là encore un exercice de conscience qui nous est demandé, une conscience réactivée qui nous permettrait d’interroger, non pas nos grands desseins, nos grands modèles ou nos hautes stratégies, mais au contraire, nos routines, nos réflexes conditionnés, nos conforts, nos températures, nos radiateurs, nos ampoules, et toutes nos petites habitudes, qui ajoutées les unes aux autres, accumulées quotidiennement, forment par milliards, les phénomènes qui dévorent notre maison et nos perspectives communes. Je ne sais pas s’il existe un moyen de retrouver cette conscience, sauf peut-être en commençant par se poser la question, chaque matin, « si on se réveille », de la place de chacun de nos gestes dans un monde qui ne dépend que d’eux. Loin des grandes altitudes ou des immenses profondeurs, loin des bonds technologiques et des percées scientifiques, il se peut qu’une conquête reste à réaliser, celle de l’ordinaire et de la conscience de l’ordinaire. Dès lors, peut-être que « la question n’est pas de savoir si le « monde de demain » va remplacer le « monde d’avant », mais si le monde de la surface ne pourrait pas laisser enfin sa place à celui de l’ordinaire profondeur. » Bruno Latour
Toujours garder à l’esprit : « Tous les matins du monde sont sans retour »
Merci
Un texte qui provoque une prise de conscience salutaire en nous dévoilant le sens et la profondeur de la routine qui constitue notre vie, nous exhortant à trouver l’essentiel dans ce que nous considérons comme notre quotidien!
Merci à l’auteur .
Ce texte éclaire bien la nécessité et la valeur de la routine pour l’homme. Pour nous aider on peut aussi observer la routine extraordinaire de la nature qui nous entoure.
Très beau billet. J’adore. Tout.
« …et l’amour tout entier se tient dans la théière ».
Ouah !
Merci beaucoup !