J’avais 7 ans. Après les devoirs, je dévalais les escaliers et nous nous retrouvions sur le petit terrain stabilisé qui se trouvait en bas de nos immeubles. De part et d’autres, nous disposions de quoi matérialiser les poteaux. Pulls, pierres ou sacs, un ballon, deux équipes, un « goal volant », et la partie commençait jusqu’à ce que nos mères nous appellent pour le diner. C’est ainsi qu’on commence le football, pour jouer, pour se mesurer, pour marquer et pour mimer les exultations des héros du stade, où qu’on se trouve, que ce soit sur la dalle de mon village du Var, sur une plage du Brésil, un terrain vague du Cameroun ou à n’importe quel endroit de la terre où deux enfants trouvent un ballon ou tout ce qui peut le remplacer.
Quand on est enfant, le foot est un instrument d’apprentissage et de transmission car c’est souvent le seul jeu que l’on partage avec « les grands », la seule raison qui autorise à regarder la télé le soir et souvent le premier sujet où l’initiation se matérialise et nous aide à grandir. Ce n’est pas rien, ce n’est pas anodin et ce n’est pas enfantin, au contraire, c’est un processus de passage qui nous suit tout le reste de notre vie, qui que l’on soit, quoi que l’on devienne. En cela, le football tient une place unique dans la galaxie du sport mais aussi dans l’itinéraire de nos vies.
En effet, que nous le pratiquions ou pas, que nous l’aimions ou pas, que nous nous passionnions ou pas, l’histoire du football traverse inéluctablement nos histoires personnelles, familiales, amicales et bien sûr nationales. Parce que le football est un jeu simple, auquel chacun peut s’adonner, parce que le football est un jeu universel que tout le monde comprend, parce que le football est le seul sport où le « petit » peut battre le « grand », il raconte une histoire qui transcende nos différences et qui nous réunit dans une mythologie nourrie par des décennies de matchs, de débâcles et de victoires, d’injustices et de revanches, de joies et de peines mais surtout d’espérances éternelles, abreuvées, au soir de défaite, par la perspective du match suivant.
Pour beaucoup de pratiquants et de supporters, le football est le rythme qui cadence chaque semaine, chaque mois, chaque saison, et qui promet de ne jamais s’interrompre. Il offre à chacun un cadre sacré à l’intérieur duquel s’organisent les liens et les rites propres aux phénomènes collectifs, et d’abord la reconnaissance et la solidarité par et dans le groupe. Dans un monde où l’individualisme nous a poussé à l’isolement, où la précarité des situations s’accroit et où finalement plus rien ne semble vraiment fait pour durer, la pérennité et les repères que propose le sport (amateur ou professionnel) lui confèrent un statut et une dimension qui dépassent largement les règles du jeu et les résultats des matchs.
Dès lors à chaque fois que nous regardons le football comme un instrument seulement politique ou économique, nous nous trompons. Le football est d’abord social et religieux car il est construit sur des rites et des mythes reconnus par tous, et parce qu’il nourrit l’espérance d’une lumière à venir, un « fiat lux » d’où surgira la joie absolue, et mieux encore, la joie partagée avec tous ces semblables que nous ignorons le reste du temps et qui, les soirs de victoires, se transforment en autant de sœurs et de frères de liesse. La communion des jours de grands matchs est, à bien des égards, la seule qu’il nous reste. Peut-être faut-il s’en lamenter ou peut-être faudrait-il s’en féliciter et chercher dans le football, non pas seulement les excès que nous adorons dénoncer, mais aussi les valeurs, qui au delà ou en deçà de ces excès, continuent à faire de ce jeu un espace de joie et d’union.
Bien-sûr, le football, en tant qu’instrument financier et politique, est souvent détestable, car il véhicule des sous-jacents parfaitement contraires à l’esprit du jeu. Bien sûr le fanatisme et la bêtise conduisent à la violence et à la destruction. Bien sûr, un jeu ne peut servir de paravent, voire même de sponsor à des comportements et des systèmes inhumains. Mais voilà, c’est le lot des entreprises humaines, et d’abord religieuses, de nourrir le meilleur mais aussi le pire dès lors qu’elles sont portées par les réussites qui attisent les passions mais aussi les appétits, et en cela encore, le foot, comme bon nombre de religions, suscite l’avidité, attise le sectarisme et parfois autorise la violence.
Pourtant, quels qu’en soient les excès, le football forme un langage universel où se mêlent dans une grammaire commune, les mêmes références, les mêmes noms, les mêmes règles et les mêmes émotions. Et c’est peut-être là qu’il faut voir dans le football un phénomène religieux, dans sa capacité à s’adresser à ce qu’il y a de plus intime en nous pour finalement l’extérioriser et le partager avec les autres, et d’abord cette douleur et cette joie, intenses, incroyablement intenses, inexplicablement intenses, puisque finalement, c’est nous tous qui jouons, qui gagnons ou qui perdons, dans un exercice de croyance partagée que l’on ne retrouve guère que dans les grand phénomènes sectaires ou mystiques.
Di Stefano, Pelé, Best, Cruyff, Beckenbauer, Platini, Maradona, Zidane, Messi, 1958, 74, 82, 86, 98, 2018, Stockholm, Munich, Séville, Mexico, Saint Denis, le chaudron, Moscou, le Eyzel, le coup de tête de Zidane, l’arrêt du siècle de Gordon Banks, la main de dieu, les poteaux carrés, la sortie de Schumacher… La sortie de Schumacher… J’avais 11 ans, assis dans le vieux fauteuil en cuir du salon, j’entends encore résonner la voix de mon père et je me souviens exactement du regard de Schumacher, mâchant son chewing-gum pendant que Batiston gisait littéralement sur la pelouse du stade Ramón Sánchez-Pizjuán de Séville. Pour l’enfant que j’étais, il y a dans cette soirée du 8 juillet 1982, une épiphanie, c’est à dire la manifestation d’une réalité qui vint changer ma vision du monde, en la complétant de la figure dramatique de l’injustice dont on ne guérit pas, car il n’existe pas de réparation possible.
Bien sûr, « ce n’est qu’un match », « ce n’est qu’un jeu », « ce n’est qu’un spectacle », et nous pourrions raisonnablement nous en convaincre. Pourtant, il y a dans la juxtaposition des rites et des mythes du football, la formulation magique que l’on retrouve dans les célébrations, les communions et les sacrifices de tous les modèles religieux, et qui nous transportent en dehors des limites de notre propre rationalité. C’est peut-être finalement heureux, car la vie ne saurait se contenter d’une seule dimension. C’est ainsi que nos existences sont traversées par les croyances partagées qui forment les illusions dont les conséquences, elles, ne sont jamais illusoires. Comme la plupart des français, sans aucune distinction de sexe, d’âge, de classe, ce qu’il reste de Séville 82 ou de Saint-Denis 98, a moins à voir avec le sport qu’avec l’expérience, l’histoire et la culture qui nous façonnent en tant qu’humains et en tant que citoyens.
Cela n’enlève rien à la littérature, à la peinture, à la musique, à Hugo, à Napoléon, à de Gaulle ou à la glorieuse compagnie des héroïnes et des héros français qui ont fait tellement plus que de « taper dans un ballon ». Oui bien sûr, il ne viendrait à l’esprit de personne de comparer un vers de « La fin de Satan » et un contrôle de Zidane, une mesure de la damnation de Faust et une accélération de Mbappé ou de mesurer à l’aune de leur répercussion, une victoire en coupe du monde et une avancée sociale. Il ne sert à rien de comparer ce qui ne l’est pas, de la même manière qu’il ne sert à rien d’opposer sport et culture, football et art ou même un champion et un héros, parce que les legs de chacun d’eux ne sont pas de même nature et n’appartiennent pas à la même dimension. Cependant, bien qu’incomparables et que parfaitement étrangers, l’un et l’autre participent à une édification mythologique commune. C’est dans cet édifice que nous renfermons tous en nous, que se tient le mystère de nos identités profondes, en commençant par le mystère de la foi, quelle qu’en soit sa destination et sa forme.
Or, la foi désigne la confiance dont jaillit la croyance et c’est exactement le chemin que nous prenons collectivement les soirs de matchs et qui nous conduit à la consécration par la victoire ou à l’affliction après la défaite. Certains esprits supérieurs ou supposés tels, se moquent de ces excès, et probablement n’ont-ils pas totalement tort, pourtant, ces sentiments ne sauraient se résumer à un phénomène d’hallucination collective et nous devons admettre que le football et son cortège fervent sont un fait social total, capable de faire s’arrêter, vibrer et hurler la quasi totalité d’un pays, d’un continent ou même de la planète.
Pour le voir vraiment, il faudrait être capable du « regard éloigné » cher à Levi Strauss, et ainsi prendre assez de recul pour nous regarder tels que nous sommes, investis, habités, exaltés, pour comprendre ce que recèlent ce ballon, ce stade, ces règles, ces joueurs, ces chants… Pour y arriver, je vous livre cette histoire que nous avait racontée Bruno Etienne, maître-passeur de mes jeunes années. J’ignore si elle est authentique et ça n’a finalement pas beaucoup d’importance. Je n’en ai en tout cas jamais retrouvé traces nulle part.
Cette histoire se déroule dans les années 70. Un anthropologue rentre dans son petit village africain après de longues années passées à Londres pour y terminer ses études et y entamer sa carrière de professeur. Le voyant arriver, le chef du village s’inquiète et entreprend de le mettre à l’épreuve. Il réunit le conseil et décide d’interroger cet enfant du village sur son lointain pays d’adoption, pour le tester. L’anthropologue réfléchit un peu et se lance.
« Dans mon pays lointain, les gens vivent tous dans les mêmes maisons. Elles sont parfaitement alignées dans des rues identiques qui dessinent comme une toile autour du grand temple. Tous les jours de la semaine, juste après le lever du soleil, les habitants quittent leurs maisons, tous en même temps, pour se rendre à leurs taches de la journée. Ils sont innombrables et la plupart du temps, ils se suivent en formant des longues files partout, jusqu’au soir. Au moment où le soleil se couche, ils se retrouvent dans des maisons communes, pour partager leur breuvage sacré, fabriqué à partir de plantes et de grains macérés, et qui leur donne de la joie et un peu de courage avant de rentrer de nouveau dans leurs maisons. Ils répètent cela tous les jours de la semaine, sans jamais rien changer à leurs habitudes… tous les jours sauf le dernier jour.
Ce jour-là, ils ne sortent de leurs maisons qu’après le repas de midi, pour aller au grand temple. Ils revêtent des tenues particulières pour la cérémonie, chacun selon sa tribu. Il y a les rouges, les bleus, Les blancs et bleus, les jaunes, les blancs et noirs, et ils se rejoignent dans le grand temple où ils se regroupent selon leurs couleurs, toujours par tribu.
Alors commence la cérémonie. Chaque tribu entonne des chants rituels, il crient, ils déroulent des linges où sont inscrites des prières, des incantations et des formules magiques, et ils dansent tout autour du champ sacré. En effet, au centre du grand temple se trouve un immense rectangle recouvert d’herbe sur lequel sont tracés les dessins des ancêtres qui délimitent le monde du dedans, le monde du dehors, les parvis, les allées et de part et d’autre du grand dessin, dans le surfaces divines, se trouvent les édifices de filets, tendus pour attraper les prières exaucées.
Après le temps des chants, les représentants des tribus, revêtus eux aussi de leurs couleurs, entrent sur le quadrilatère sacré et rejoignent chacun leur place respective. Les adeptes, dans les gradins du grand temple, entrent en transes, ils hurlent leurs prières et miment les gestes rituels avec leurs bras, leurs mains, leurs doigts et souvent ils sautent. Seuls ceux qui n’ont pas de tribu, ne sautent pas. Ils sont faciles à reconnaitre, car la plupart du temps ils n’ont pas les mêmes habits colorés et portent un ruban de tissu autour du cou afin qu’on puisse les distinguer.
Puis enfin, entrent les trois sorciers. Ils ont des habits différents des représentants des tribus et disposent de petits fanions et des cartons de couleurs, or et rouge sang, pour indiquer la présence des mauvais esprits et parfois même les chasser du temple en agitant les cartons d’exorcismes. Tout le monde est désormais en place, le grand sorcier s’avance vers le centre du temple en tenant dans sa main une sphère qui symbolise la terre. Il la pose exactement au milieu du temple, dans le cercle sacré prévu à cet effet. Pour invoquer les forces de la nature, il porte à sa bouche le sifflet d’invocation, un sifflet recouvert d’argent, puis il lève le bras, il siffle… et il pleut. »
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Crédit Photo Simon Stacpoole – Offside Pressesport