La grande fatigue

Le 15 mars 1968, Pierre Viansson-Ponté signait dans Le Monde, un texte devenu symbole annonciateur du printemps qui arrivait, son titre : Quand la France s’ennuie… 55 ans plus tard, la France ne s’ennuie plus. Après un demi siècle de crises, économiques, politiques, financières, sociales, et même sanitaires, après toutes les alternances, toutes les remontrances, toutes les fausses alertes et les vraies catastrophes, après toutes les promesses et toutes les déceptions, toutes les victoires et toutes les désillusions, après les scandales et les consécrations, les surprises et les humiliations, après la rue des Rosiers, Charlie et le Bataclan, après tous les outrages et tous les hommages, après huit présidents, 22 premiers ministres et 36 gouvernements, après des centaines de milliers de lois, de décrets et de normes, après toutes les révolutions scientifiques et technologiques, les évolutions sociales et sociétales, les réformes et les formations continues et interrompues, la France fatigue.

Entendons-nous bien, je ne parle pas seulement d’une fatigue physique, morale ou intellectuelle, je ne pointe pas non plus uniquement le retour d’un droit à la paresse qui, 140 ans après Lafargue, refait son apparition pour contrer la valeur « travail », non, ce dont il est question aujourd’hui, au sein de notre pays et probablement dans la plupart des démocraties occidentales, c’est d’une grande fatigue démocratique et sociale, une fatigue tout à la fois plus intime et plus collective.

Oui, la France est fatiguée, fatiguée de voter, fatiguée de travailler, fatiguée de compter, de choisir, de comprendre même, à ce point que nous sommes même fatigués de la vérité, non pas qu’elle nous effraie mais qu’elle nous semble tellement complexe que l’on préfère s’en remettre au confort du vraisemblable ou pire encore, de l’invraisemblable pourvu qu’il soit simple.

Un temps nous avons pu croire que la crise Covid et particulièrement son premier confinement, auraient permis de déclencher une nouvelle dynamique vertueuse au sein de nos modèles éculés à force d’être ajustés, rabotés et remaniés. Mais c’est tout le contraire et la crise Covid nous a conforté dans un mouvement de rétractation dans lequel nous nous abandonnons lentement mais surement à une forme de désintérêt, voir d’abandon pour tout ce qui réclame de nous le moindre effort intellectuel ou politique. La violence des débats pourraient nous amener à croire que le coeur de notre démocratie est toujours battant, mais c’est très certainement trompeur. L’outrance qui se manifeste partout désormais, sur les plateaux, sur les réseaux et jusque dans l’hémicycle de l’Assemblée Nationale est tout à la fois un double symptôme du désintérêt grandissant de l’opinion pour la chose publique et des excès que cette dernière déploie pour tenter de se faire entendre. Mais rien n’y fait et la réalité froide continue de se lire dans les enquêtes d’opinion et dans les scores de la participation à toutes les élections, où voter ressemble de plus en plus à une performance voire à un acte de résistance.

Or, l’engagement, c’est bel et bien la première exigence de la démocratie, une exigence d’attention, de compréhension et d’action, sans lesquelles, le contrat social perd sa forme et sa consistance. Sans engagement, sans cette volonté de « faire sa part à l’époque », nous délaissons la chose publique et par ce mouvement de démission, nous la laissons là, inerte, abandonnée à celui ou celle qui viendra s’en emparer pour en faire son véhicule vers le pouvoir. Alors un matin, après toutes ces longues années de soupirs, de plaintes et de contemplation passive des impossibles, nous nous réveillerons dans un monde où nous aurons perdu tout ce que l’engagement mérite: La liberté, la solidarité et finalement, le plus précieux de tout, la paix.

Mais voilà, nous avons oublié et peut-être même perdu le goût de l’effort et finalement l’effort lui-même, croyant naïvement que sans effort il était possible d’obtenir les mêmes résultats en empruntant d’autres chemins. C’est faux. Sans effort, il reste uniquement ce qui ne le mérite pas. Tout le reste est perdu, c’est à dire tout ce qui compte, tout ce qui est réellement précieux et qui sans effort, se dérobe. Je ne parle pas de la victoire, du gain, du succès, de la performance, ni même de la renommée, non, je parle de la liberté, de la paix, de la fraternité, c’est à dire, tout ce qui se mérite par l’engagement. À force de vivre libre, nous avons oublié que les exigences de la démocratie ne sont pas négociables et que si nous ne sommes plus capables d’y satisfaire, alors, elle disparaît. Et de fait, elle disparaît, sous nos yeux, à cause de notre dilettantisme, de notre passivité et de nos caprices d’enfants gâtés.

Comment empêcher cela ? personne ne semble le savoir puisqu’il nous apparaît désormais que nous avons tout essayé, sauf le pire. Voilà donc ce qu’il nous manquerait, le pire. C’est dans cette spirale autoréalisatrice que nous sommes désormais engagés pour que le pire advienne et que, peut-être, nous nous réveillions enfin. C’est évidemment une erreur, une faute et une folie, car l’Histoire nous a appris que c’est au coeur de la somnolence démocratique que surgissent les monstres les plus effroyables.

À force de sacrifier ce que nous avons en partage au nom de ce qui nous sépare, à force de tourner le dos à l’effort collectif pour préférer le confort individuel, à force de délaisser les communs qui réunissent pour préférer les particularismes qui définissent, peut-être avons-nous perdu de vue le combat qu’il nous faudra toujours livrer, celui contre nous-même, contre nos propres faiblesses, nos propres lâchetés et nos propres tentations, cet effort permanent sur lequel reposent le contrat social et la promesse républicaine. Sans cet effort pour consolider notre socle commun, cette communauté nationale qui est plus que chacun de nous, nous finirons tôt ou tard par réveiller « la bête immonde », car n’oublions jamais que si notre peuple est capable du meilleur, il lui est également arrivé d’être capable du pire.

2 réflexions sur “La grande fatigue

  1. Grand merci. C’est limpide (c’est-à-dire tout ce que je pense, mais en mieux écrit et plus ordonné).
    Je vais publier sur les réseaux cette formidable tribune, indispensable. Mais avant cela, et je m’en excuse d’avance, je vais la recopier sans les nombreuses fautes assez inhabituelles chez vous, parce que mon métier d’écrire pour les autres ne me permet pas d’en faire, même si j’en fais souvent, par étourderie !

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