Oui, les mises sont placées, les jeux sont faits, rien ne va plus. À l’immense table de jeu de nos démocraties dites modernes, nous sommes entrés dans cette phase fatidique où la bille a été lancée et où finalement personne ne peut plus ni intervenir, ni prévoir où elle finira sa course. Il n’y a plus qu’à attendre qu’elle décide, seule, de notre destin. C’est le résultat d’un long processus entamé depuis 2007, et où lentement les paris ont remplacé les convictions, où les coups de force ont remplacé la vision et où l’image a enterré l’argument. Ainsi, la réforme des retraites et son processus législatif nous offrent-ils ce spectacle désolant et tragique de la dérive par laquelle la démocratie s’abîme jour après jour sur les hauts-fonds de notre inconscience.
La politique s’apparente désormais à une succession de braquages plus ou moins réussis, où chacun tente, en un seul coup, de rafler le magot. C’est l’ère des clash, des punchlines et des dernières minutes, l’ère des blocages, des menaces et des censures, une ère où tout est autorisé, y compris dire et faire aujourd’hui l’exact inverse de ce que l’on prônait ou faisait hier… Pire encore, chacun tente sa chance tout en feignant de croire que l’opinion, trop occupée à se photographier le nombril, regarde ailleurs et oublie systématiquement les coups bas, les reniements et les couleuvres qu’on lui fait avaler. En réalité, elle oublie la couleuvre mais elle se souvient du goût et de la sensation, toutes ces frustrations, ces aigreurs et tous ces ressentiments qui macèrent lentement et qui préparent, non pas les grands soirs, mais les longues nuits.
Ainsi, à force de jouer avec les opinions, nous avons oublié que derrière elles, se tient une nation et que sur cette nation repose notre capacité à vivre ensemble, selon des règles communes et au nom de valeurs partagées. Mais qui s’en soucie encore vraiment, je veux dire en dehors des discours, qui se soucie encore de prendre soin de ce qui nous réunit ? Comment, me direz-vous ? Oui comment ? Peut-être en commençant par laisser vivre la démocratie, là où justement elle doit s’exprimer pleinement, dans sa maison, à l’Assemblée Nationale et au Sénat, par la représentation de nos différences et de nos divergences, par la délibération, par l’adoption et parfois par le rejet.
Quelle qu’en soit la nécessité et l’urgence, aucune réforme, aucune loi ne devrait pouvoir échapper à la possibilité d’un débat plein et entier, et ensuite de son adoption ou de son rejet, quand une majorité, fut-elle de circonstance, existe. Le recours permanent à des dispositifs comme le 49-3, permettant de contourner ou de forcer le processus démocratique est mortifère car il suppose que la fin justifie les moyens. On ne peut diriger un pays sur la seule application de règles dérogatoires ou d’exceptions et il ne viendrait à l’idée de personne de gouverner à coups d’article 11 ou d’article 16. À ce titre, si la France était gouvernée sur la base de ces deux derniers articles, pourtant parfaitement constitutionnels, personne ne l’appellerait plus démocratie.
À bien y regarder, ce n’est pas la Vème République qui est malade mais la pratique que nous en faisons depuis que nous avons faussé son rythme et son équilibre initial en alignant le mandat présidentiel sur celui de l’Assemblée Nationale et en donnant au Président de la République un rôle de capitaine plutôt que d’arbitre. Dès lors, c’est d’abord par l’usage équilibré de nos institutions et des outils dont elles sont dotées, que nous pratiquons réellement la démocratie et c’est parce que nous reconnaissons sa primauté qu’aucun objectif politique, économique, ni même social ne devait jamais s’affranchir de l’éthique démocratique, car aucun projet politique ne lui est supérieur. Voilà pourquoi le processus démocratique par lequel nous légiférons est plus précieux que toutes les réformes qu’il produit.
Proposer, débattre, voter, élire, adopter ou rejeter. Voilà la respiration d’une démocratie. À chaque fois, que l’on pense pouvoir s’affranchir de ce rythme, de ce rite même, nous perdons collectivement quelque-chose et nous mettons notre destin commun en jeu. Pourtant, ce n’est pas un jeu, c’est notre bien le plus précieux, ce leg qui promet à nos enfants de vivre en paix dans leur propre pays, leur seule maison commune.
Terriblement juste !
Merci pour vous textes inspirants.