Quand nous n’aurons plus rien à faire, que nous restera-t-il et surtout, que restera-t-il de nous ? Quand nous aurons fini de peindre, de dessiner, d’écrire, de calculer, de photographier, de préparer, de lire et de résumer, de créer et de nous interroger, quand nous n’aurons plus rien à faire qu’attendre que la machine, quelle qu’elle soit, fasse à notre place, que pourrons-nous bien faire ? Autant de questions apparemment absurdes et dont pourtant, nous ne pouvons plus rire depuis l’arrivée aussi brusque que fascinante des intelligences artificielles génératives.
Lire un livre et le résumer, écrire un article, un essai ou un scénario, composer une musique et un arrangement, créer un site, un design ou dessiner une ligne de vêtements, imaginer un itinéraire de vacances, prévoir les menus des repas de la semaine, autant d’activités, de savoir-faire ou de tâches qui bientôt pourront être déléguées à la machine.
Soyons, clairs, il ne s’agit ni d’une crainte, ni d’une prophétie, tout cela se passe ici et maintenant et c’est inéluctable puisque « le progrès est le mode de l’homme ». Ce n’est d’ailleurs pas inédit dans l’histoire de l’humanité, et les révolutions, de l’imprimerie à l’atome ont toutes posé les questions que nos changements de comportements impliquaient. Et à chaque fois, c’est bien nous qui y répondons, qui d’autre ? Quand je dis « nous », je veux dire notre façon plus ou moins consciente d’appréhender, d’accueillir et finalement d’intégrer ces innovations. Au final, elles occupent la place que nous leur avons laissée, au fond d’un placard, au milieu de nos maisons, ou greffé à nos mains. Oui, le progrès, quelle qu’en soit la nature, ne sait, ni ne peut rien faire sans nous et il finit donc inexorablement par prendre la place que nous lui octroyons.
Alors, pourquoi cela serait-il différent avec l’intelligence artificielle, les robots ou la génétique ? Qu’est-ce que l’intelligence artificielle aurait-elle de pire ou en tout cas de plus puissant que la roue, l’électricité ou le moteur à explosion ? Rien certainement, dès lors que nous admettons que le poison c’est la dose et que le danger c’est l’usage. D’abord l’usage que nous faisons de la machine mais aussi l’usage que nous faisons de nous à travers la machine. Voilà donc un danger plus précis déjà, et à bien observer l’exponentialité de nos interactions avec les machines, la question est moins de savoir, et potentiellement de craindre, que les machines puissent nous imiter, mais bien que les humains finissent par imiter les machines. Pire encore, nous savons depuis que la télévision est entrée dans nos foyers que nous sommes capables de nous abandonner à la machine, de nous asseoir là dans ce canapé, d’allumer la télévision et d’éteindre tout ce qui nous différencie d’elle pour finalement en devenir un réceptacle, ou pour être plus précis, un déversoir. Cependant, la télévision avait une faiblesse, elle restait à la maison et nous permettait par sa sédentarité de nous libérer d’elle dès que nous la quittions. Alors, le progrès nous a fourni le mobile, tout à la fois téléphone, radio, télé, appareil photo, caméra, médiathèque, bibliothèque, ludothèque, partout, tout le temps. Ainsi, le mobile est-il devenu un nouveau membre au bout de notre main, indissociable de notre corps, de notre pensée, de notre activité, de notre relation au monde, à notre image et aux autres, une machine en interaction ininterrompue, jusque dans les avions qui proposent désormais le wifi. Est-ce que nous sommes dépendant de notre mobile ? Oui. Est-ce que cela signifie que le mobile nous domine ? Non, nous pouvons choisir de l’éteindre.
De la même manière, la principale menace que représente l’intelligence artificielle n’est pas qu’elle puisse nous dominer et nous éliminer, mais bien qu’elle reste à sa place, juste à hauteur d’homme et qu’elle vide nos existences de leur substance, non du fait de son agressivité supposée mais de notre abandon bien réel. Ce processus est déjà en cours, et nombreuses sont les tâches que nous avons déléguées à la machine pour nous alléger de leur poids. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, les GPS ont-ils pris le contrôle des itinéraires de nos vies, des cheminements de nos vacances ou de nos trajets quotidiens, pour nous dire où tourner, où contourner, où freiner et où accélérer, et ainsi nous empêcher si bien de nous perdre que nous n’interrogeons plus la machine, nous l’écoutons nous dicter la marche à suivre. Bientôt, nous franchirons une nouvelle étape et nous abandonnerons le volant de nos engins pour que la voix dans la machine finisse par conduire la voiture sans plus avoir à répéter « preparez-vous à tourner à droite »… et alors, déchargés de la conduite nous pourrons disposer et jouir de ce temps de volant volé. Pour faire quoi ? Peu importe, pour faire ce que nous voulons vraiment, c’est à dire autre chose, car nous raffolons faire autre chose que ce que nous devrions faire à l’endroit et dans le temps où nous devrions le faire. Manger en regardant la télé, regarder la télé en regardant la tablette, conduire en regardant le téléphone, faire le courses en téléphonant, téléphoner en prenant le train, se filmer en skiant, courir en écoutant de la musique, tweeter en regardant le match, et se prendre en photo tout le temps, partout, avec tout le monde.
Alors imaginez ce que l’on va pouvoir faire quand nous aurons enfermé dans notre mobile une intelligence artificielle conversationnelle capable de remplacer l’autre, tous les autres, et de faire à notre place et sans aucun effort tout ce qu’elle est capable de faire plus vite que nous, c’est à dire à peu près tout. L’horizon des possibles est infini, du meilleur, si nous savons rester maître de la machine et donc de nous, ou du pire, si nous continuons à nous abandonner à elle, et si nous poursuivons ce désir de toute puissance derrière lequel miroite la promesse de pouvoir embrasser toutes les possibilités et tous les talents dans la même seconde, et réussir enfin, un jour, à écrire « le rouge et le noir » en jouant à CandyCrush à bord d’une voiture autonome, tout en écoutant un podcast sur « la meilleure façon de trouver la paix en soi ».
Au final, la vraie question qui nous est posée, c’est celle de la place que nous octroyons au progrès et l’ampleur de la délégation que nous lui accordons car ce que nous déléguons, nous le reléguons. Ainsi, au fur et à mesure que le progrès réel ou supposé a engendré son flot ininterrompu de solutions, d’outils ou de services, nous avons embrassé la délégation comme un mode de vie libératoire et le progrès est devenu synonyme de facilité, de confort, ou comme nous l’appelons désormais d’ergonomie. Tout converge vers cet objectif, rendre la vie plus facile, déchargée des contraintes, des peines, des lourdeurs et des freins, pour nous permettre d’augmenter nos rythmes, nos périmètres, nos temps et finalement pour nous augmenter nous-mêmes.
Nous pourrions croire que c’est le chemin d’une perfectibilité que rien ne peut démentir, mais le prix de cette délégation est exorbitant car encore une fois ce que nous déléguons, nous le reléguons, nous le délaissons, nous l’abandonnons, qu’il s’agisse de l’itinéraire de notre voiture comme celui de notre vie, qu’il s’agisse de l’éducation de nos enfants ou de la prise en charge de nos parents, qu’il s’agisse de notre alimentation ou de nos relations sociales, en quelques décennies, à force de nous délester, nous avons perdu le contrôle de ce qui devrait pourtant orienter nos existences. Ce qui nous manque s’appelle conscience, ce que nous avons perdu se nomme éthique, ce qui nous fait défaut désormais, c’est le goût de l’effort, de l’action, et même de la responsabilité, or, la responsabilité, la conscience ou la volonté, c’est exactement ce dont la machine est dépourvue.
Dès lors, dans un monde où nous abandonnerions notre responsabilité à une machine qui n’en a pas, ce qu’il ne faut jamais sous-estimer, ce n’est pas que la machine nous domine, mais bien que nous finissions par nous y soumettre. C’est ici précisément, qu’il y a tout à craindre de nous et de notre incroyable capacité à nous abandonner à tout ce qui rend nos vies plus faciles. Peut-être est-il temps de relire Clifford D. Simak, « L’homme a cessé de lutter. Il a choisi la jouissance. La réussite est devenue un facteur inconséquent et la vie un paradis insensé. » (« Demain les chiens », 1952)
Dans cette inclinaison qui n’est pas un progrès, nous perdons notre capacité d’engagement, de transformation et de création, pour finalement nous concentrer sur notre pouvoir de jouir du résultat sans plus s’encombrer de l’effort de la fabrication, du soin de la finition ou du soucis de l’exactitude. Ce faisant nous perdons également ce qui nous différencie invariablement de la machine, la conscience, et nous ouvrons la porte de notre monde à tout ce qui en est dépourvu, à toutes les fins et à tous les moyens qui échappent à ce qui nous définit en tant que civilisation, ce qui nous réunit en tant que peuples, ce qui nous guide en tant que communauté humaine, tout ce que les machines n’auront jamais et que nous sommes en train de perdre.
Merci !
Très profond. Merci du partage.