"Grosse colère" par Rast Crédit Photo Lionel Gripon

Détestez qui vous voulez !

Tous les jours désormais, des images, des vidéos, des déclarations expriment non plus une opposition politique mais une forme de détestation, celle-là même qui conduit à mimer une pendaison, un égorgement ou une lapidation du Président de la République, d’un Ministre ou d’une parlementaire. Ce sentiment puissant de rejet se diffuse dans toute la société en choisissant des cibles politiques, mais aussi économiques ou médiatiques avec un seul mot d’ordre, « détestez qui vous voulez mais détestez. »

Il est vrai que la détestation a toujours été un puissant carburant politique, et dans de nombreux pays, attisée par les guerres, les frontières, les religions, les inégalités, les outrages passés, elle demeure. Pourtant dans nos démocraties libérales et pacifiées, nous aurions pu croire qu’elle n’aurait plus d’espace d’expression puisque nos modèles avaient apporté des gages puissants de pacification continentale, de filets de sécurité nationaux et d’amortisseurs sociaux, inédits dans l’histoire de nos pays et particulièrement du nôtre.

Cependant, comme l’a parfaitement décrit Alexis de Tocqueville, « Chez les peuples démocratiques, les hommes obtiennent aisément une certaine égalité; ils ne sauraient atteindre celle qu’ils désirent. Celle-ci recule chaque jour devant eux, mais sans jamais se dérober à leurs regards, et, en se retirant, elle les attire à sa poursuite. C’est à ces causes qu’il faut attribuer la mélancolie singulière que les habitants des contrées démocratiques font souvent voir au sein de leur abondance, et ces dégoûts de la vie qui viennent quelquefois les saisir au milieu d’une existence aisée et tranquille. »

Évidemment, il serait faux de voir dans cette description, une photographie fidèle de notre société tant il subsiste, au delà des sentiments d’inégalité et d’injustice, la réalité d’existences précaires et douloureuses pour de nombreux compatriotes. Dès lors, il serait irresponsable, confortablement installé dans une vie de bourgeois, de venir donner des leçons de bonheur ou de volontarisme à celles et ceux qui subissent les assauts d’un monde souvent brutal. C’est d’ailleurs une faute politique de plus en plus fréquente que d’invoquer la volonté là où il n’existe en réalité, plus d’autre alternative que de subir.

Pourtant, il serait tout aussi irresponsable de laisser croire que face aux difficultés et parfois au désarroi, il suffirait de désigner un coupable à la vindicte pour expliquer, et pourquoi pas soigner, tous nos maux. Nos modèles dont la complexité n’a d’égale que l’imbrication, se sont construits sur des décennies de politiques publiques et de stratégies privées, dont le centre est partout et la circonférence nulle part. On peut évidemment pointer les inégalités persistantes, les lenteurs, les lourdeurs, les écarts grandissants, mais on peut également saluer les progrès impressionnants que ces modèles ont permis d’enregistrer dans l’ensemble des strates de nos sociétés comme de nos vies, qu’il s’agisse de santé, d’éducation, de sécurité, de protection sociale, d’accès à l’alimentation, d’accès aux loisirs, etc. Bref notre modèle politique, économique et social est il perfectible ? Certainement. Est-il pour autant bon à mettre au rebut ? Certainement pas !

Mais la nuance étant l’ennemi de la radicalité et la radicalité étant la nouvelle façon de dire qui l’on est, qui l’on combat et ce que l’on veut, beaucoup dans notre pays ont décidé de pactiser avec la colère, au risque de faire exploser la détestation. Et dans ce processus, faute de se mettre d’accord sur quoi faire, les populistes sont passés maîtres dans l’art de designer des bouc-émissaires, qu’il s’agisse de la Vème République elle-même ou de ceux qui la dirigent et qui sont souvent qualifiés de « traîtres à la Republique ou à la Nation », de « démagogues » qui auraient succombé à l’opinion publique, ou de « dictateurs » qui lui auraient trop résistée. Dans cette course à la dénonciation, les mots perdent tout à la fois leur mesure et leur sens et participent à attiser les détestions.

Soyons clairs, l’opposition politique n’est pas seulement inévitable, elle est souhaitable et vertueuse car elle dessine tout à fois les contours des limites du pouvoir en place et la perspective de projets alternatifs. Que cette opposition soit synonyme d’adversité, voire d’une certaine agressivité inhérente au combat politique, n’a rien de choquant, mais la détestation c’est autre chose, c’est au delà, car dans la détestation, il y a l’idée de la disparition de ce que l’on déteste et donc de son élimination.

Par ailleurs la détestation a ceci de pratique qu’elle est englobante et qu’elle accueille indistinctement tous ceux qui ont décidé de détester sans qu’il ne soit besoin de rien d’autre pour y être admis. Or dans ce mouvement, nous sommes en train de troquer le clivage gauche-droite qui, bien qu’imparfait, recouvrait des facteurs et des valeurs définissables, avec un clivage haut-bas, mettant en oppositions le peuple et les élites sans qu’il ne soit plus question de définir ni le peuple, ni les élites, ni même les raisons objectives qui devraient nous amener à détester. Mais les populistes, d’où qu’ils viennent, s’en moquent, car ils se nourrissent justement de ce qui se ne se définit pas, de ce qui ne se vérifie pas et surtout de ce qui ne se prouve jamais. Seul compte d’offrir des cibles à la colère et d’en tirer le profit ou le pouvoir attendu.

Et c’est là une terrible menace, car si la détestation ne peut constituer un projet politique et encore moins un projet de société, elle permet, sans s’encombrer de raisonnements, de créer une vision commune capable d’agréger largement et rapidement tous ceux qui détestent et dont les raisons de détester sont pourtant différentes voire opposées. Pire encore, non seulement les détestations ne s’opposent pas mais elles s’ajoutent si bien qu’elles se légitiment. Ainsi, les détestations des uns et des autres, relayées par les plateaux et les réseaux où elles prospèrent en s’encourageant, finissent-elles un soir plus sombre que les autres, par former cette détestation finale qui autorise de tondre une femme, de pendre un homme ou de jeter un député à la Seine. C’est une fois qu’elle ont éliminé leur cible, et que le brouillard haineux qui les aveuglait se dissipe, que les détestations finissent par apercevoir tout ce qui les opposait et qu’elles s’affrontent jusqu’à se détruire.

Peut-être croyons-nous que cela ne se peut pas alors que cela fût. Peut-être croyons-nous que cela va passer comme c’est venu alors que cela empire ? Peut-être croyons-nous que nous pouvons rester des spectateurs affligés, soupirant contre les assauts de notre citadelle démocratique ? Oui peut-être… ou alors, peut-être, devrions-nous arrêter de croire, de soupirer et d’espérer ? Peut-être devrions-nous cesser, au nom de petits jeux politiques ou de lignes éditoriales, de sourire quand nous devrions lancer l’alerte ou de souffler sur les braises quand nous devrions y jeter de l’eau ? Peut-être pourrions-nous retrouver le sens commun en même temps que le sens des responsabilités politiques, médiatiques, et citoyennes. Car peut-être devrions-nous comprendre que ce qui se joue depuis maintenant des décennies ne nous conduit à aucun grand soir mais à une longue nuit.

2 réflexions sur “Détestez qui vous voulez !

  1. Excellemment dit! « Quand les mots perdent leur sens, la cité devient ingouvernable ». Confucius.
    « Le plus important, c’est la culture » Ch. de Gaulle.

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